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in 2011 with funding from
University of Toronto
http://www.archive.org/details/lentremetteuseroOOdaud
L'entremetteuse
Il a été tire de cet ouvrage
vingt exemplaires sur papier de Hollande,
numérotés de 4 à 20.
DU MEME AUTEUR
Chez le m,ême éditeur :
l'entremetteuse, roman contemporain. SUZANNE, roman.
L'AMOUR EST UN SONGE, TOman.
DANS LA LUMIÈRE, Toman Contemporain.
LE BONHEUR D'ÊTRE RICHE, roman.
LE COEUR ET l'absence, roman.
LA FRANCE EN ALARME.
LE PAYS DES PARLEMENTEURS.
SÉBASTIEN GOUVÈS.
LA DÉCHÉANCE.
LA LUTTE.
Chez d'autres éditeurs :
GERME ET POUSSIERE.
H^RES.
L' ASTRE NOIR.
LES MORTICOLES.
LES KAMTCHATKA.
LES IDÉES EN MARCHE.
LE VOYAGE DE SHAKESPEARE.
LA FLAMME ET L' OMBRE.
ALPHONSE DAUDET.
LA ROMANCE DU TEMPS PRÉSENT.
LE PARTAGE DE L' ENFANT.
LES PRIMAIRES.
LA MÉSENTENTE.
LE LIT DE PROCUSTE.
LA FAUSSE ÉTOILE.
CEUX QUI MONTENT.
A la Nouvelle Lib
UNE CAMPAGNE D' ACTION FRANÇAISE.
l'avant GUERRE.
LA GUERRE TOTALE.
FANTÔMES ET VIVANTS (1" SériC dCS
Souvenirs). DEVANT LA DOULEUR (2' Série dcs Souvenirs).
L'ENTRE-DEUX-GUERRES (3' Série dCS
Souvenirs).
LA VERMINE DU MONDE.
•airie nationale :
SALONS ET JOURNAUX (4* série (l03
Souvenirs). AU TEMPS DE JUDET (5* série {.bs Souvenirs/.
HORS DU JOUG ALLEMAND.
L'HÉRÉDO.
LE MONDE DES IMAGES.
LE POIGNARD DANS LE DOS,
LEON DAUDET
DE l'académie GONCÛURT
/
/
L'entremeweuse
/ ROMAN CONTEyORAîN
^
PARIS
26, RUE RACIME, 26
Toi/*^" !Z°t''*'"^ ^' traduction et d'adaptation •^«"T réserrés poor toua les p.-.ra.
/
BiDLiOTHtCA J
Droits de traduction, d'adaptation et de Sduction réservés pour tous les pays. Copyright 1921 by Er.^'EST Flammarion.
A MARCEL PROUST
MAITRE DE l'iXTROSPECTION, HISTOLOGISTE DE LA VIE INTÉRICURE
Son vieil ami, LÉON DAUDET.
L'entremetteuse
PROLOGUE
Ce dimanche-là du début de juin, il faisait terri- blement chaud. Le garde-barrière Martial Sauve- terre, du Pont du Diable, près d'Artenay, sur la ligne et n on loin d'Orléans, demeurait seul à la maison avec sa fille Mariette, âgée de quinze ans. La mère et l'autre fillette Jeanne, aînée de Mariette, avec deux ans de différence, étaient à la fête votive du bourg, dont on entendait, de loin, les flonflons. Mar- tial avait dit qu'il était fatigué et préférait se reposer; simple prétexte. Breton et rêveur, amou- reux de sa voisine, Blanche Portrieu, la belle épicière, il préférait songer à elle tranquillement, dans la lumière grisante de Tété. Mariette s'étant légèrement foulé le pied la veille, avait demandé à rester près de son père. C'était une délicate enfant
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blonde, aux traits purs et fins, aux yeux gris d'une sagacité déconcertante, déjà formée comme une femme, souple, blanche et silencieuse, qui apparais- sait et disparaissait, telle une chalte, sans qu'on s'en aperçût. Les autres enfants, dans les jeux, lui obéissaient ; tous les garçons étaient amoureux d'elle et se battaient en son honneur. Elle travaillait bien, remportait à l'école paroissiale tous les prix, y compris celui de catéchisme, et ne s'intéressait point aux choses des champs, aux poules, au petit àne, au chien familier. En revanche, elle était ména- gère, aidait sa maman à tenir l'humble logis et laissait le reste à sa sœur Jeanne, fermière née. Les vieux bourgeois des châteaux voisins se retour- naient quand elle passait et lui adressaient quelque compliment; elle répondait par un petit rire, qui découvrait ses dents blanches et aiguës, sous ses lèvres d'un rose ardent. Elle avait des mains lon- gues, d'une forme merveilleuse, brunies par le soleil, qu'elle souffrait de ne pouvoir soigner comme M™* de Fenice, du castel Bleu, bienfaitrice d'Artenay et des environs.
— Comment va ton pied? demanda Martial à sa fille. Il ne la brutalisait jamais et l'admirait ouver- tement.
— Un peu mieux, papa. Je puis marcher jusqu'à l'épicerie... Maman m'a dit de demander des pois et de la salade à M"»" Portrieu, pour le dîner, puisque c'est dimanche.
PEOLOGtJB 9
La maisonnette du garJe-barrière se composait de quatre pièces, deux au rez-de-chaussée, deux à Tétage, et d'un petit grenier. En bas, étroite cuisine et salle à manger. Au-dessus, chambre des parents et chambre des deux filles. Le tout plus que modeste, mais parfaitement tenu, sans un grain de poussière, chaque meuble luisant et comme verni à force d'être frotté. A cinq lieues à la ronde, on van- tait la propreté « bien convenable » du logis Sauve- terre ; et les maris le donnaient comme modèle à leurs épouses négligentes.
La jeune fille mit sur sa tête un chapeau de paille fané, qui faisait d'elle une bergère de Fragonard. Elle traversa les deux cents mètres de route incan- descente, qui la séparaient de l'épicerie. Elle entra et vit la brune et svelte Portrieu, en train de lire un feuilleton, assise auprès de la fenêtre, dans une odeur de cannelle et de poisson fumé.
— Bonjour, madame.
— Bonjour, Mariette.
— Tiens, M. Portrieu n'est pas là?
— Non; il est à la fête d'Artenay. J'avais un peu r.ial à la tête, je ne l'ai pas accompagné.
— C'est comme papa. Il est resté chez nous, i)endant que maman et Jeanne sont à la fête.
Blanche Portrieu eut un imperceptible mouve- ment de ses yeux noirs, qui n'échappa point à Mariette. Après avoir parlé des pois et de la salade, que la voisine lui remit dans deux papiers jaunes
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séparés, la petite ajouta ingénuemeat : « Je crois bien que papa serait content de vous voir et qu'il a quelque chose à vous demander. Il est seul jus- tement, et il ne peut quitter la maison. » Une into- nation musicale, persuasive, était sur le « juste- ment».
L'épicière se leva, suivit la jeune tentatrice, avec cette précision de gestes et cette impassibilité de son visage de Junon rustique, que Ton remarque chez les somnambules. Les deux femmes entrèrent chez le garde-barrière. Il pâlit en les apercevant.
— Ah, c'est vous, Madame Portrieu.
— Il paraît que vous avez à me parler ?
— Montez en haut dans la chambre, — dit rapide- ment Mariette, avec un ton d'une décision extra- ordinaire. Ici, du dehors, on remarque et Ton entend tout. Moi, je resterai à faire le guet. Tu sais bien, papa, que tu avais quelque chose de très important à faire savoir à M"''' Blanche. Mais si, mais si, c'est cette fois l'occasion. Montez, madame Blanche; monte papa !
Intimidés, stupéfaits, attirés, confus, presque tremblants, l'homme et la femme, saisis par le désir, ne résistaient point à l'étrange pouvoir de cette fillette, qui avait pris la petite main douce de l'une, la grosse main poilue de l'autre et les joi- gnait avec une mine sérieuse : « Puisque je vous répète que vous êtes seuls et que vous n'avez rien à craindre. Je chanterai assez fort, dès que j'aperce-
PEOLOGUE 11
vrai maman, Jeanne ou M. Portrieu. Mais il est trois heures et ils ne rentreront sûrement pas avant cinq heures. Vous avez au moins deux heures devant vous. »
— Ah ça... de quoi je me mêle...? — commença le garde-barrière gêné. Sa fille lui mit la main sur la bouche: « Tais-toi, papa; je t'en prie. Tu ferais de la peine à M™^ Blanche. Passez devant madame; toi, papa, suis-là. Expliquez-vous en toute liberté. On regrette toujours de ne pas s'être expliqué. »
La voix enfantine était devenue moelleuse et grave, mêlée de commandement. Ceux qui, sans être encore amants, haletaient de l'être, lui obéirent. Ils pénétrèrent dans la chambre tiède, où les contre- vents fermés laissaient passer un sabre de feu, ei que le lit aux draps rudes occupait. La porte fut fermée au verrou. Mariette s'assit sur une marche de l'escalier et entendit un chuchotement de paroles confuses, puis un silence, puis un bruit de baisers. Elle avait mis son menton entre ses doigts et réflé- chissait en écoutant, baignée d'une béatitude extra- ordinaire, comme après la réussite de quelque chose de difficile et d'heureux. Cependant elle avait beau- coup d'affection pour sa mère, qui était belle aussi, bonne, pieuse et fidèle. Elle savait que celle-ci aurait du chagrin, si elle savait son mari et la voisine enfermés là et se dévorant de caresses. Mais l'intense volupté qu'elle goûtait à la volupté d'autrui, l'em- portait sur ces considérations familiales. Puis elle
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songeait agréablement qu'elle était la cause de cette rencontre, que la timidité du couple irrégulier eût sans doute indéfiniment retardée ; et un frisson moral se mêlait à son frisson sensuel.
Maintenant, des soupirs lui parvenaient, accom- pagnés d'une sorte de plainte et de halètement. C'était la musique de l'amour, assortie au baiser de l'été et au feu qui courait précocement dans les veines de Mariette : « Bientôt je connaîtrai sans « doute ces transports, que chantent les poètes, et « dont mon père, sans mon intervention, eût été « aujourd'hui privé. Mais réussirai-je, pour ma joie, « ce que je réussis pour celle des autres ? Saurai-je « attirer et attacher à moi mon chéri? » Elle n'avait que le choix entre tous les jeunes gens d'Artenay, parmi les fils des bourgeois et les bourgeois eux- mêmes, qui la regardaient avec attendrissement aller et venir, ou recevoir ses prix des mains de M. le Curé. Elle ne s'était pas encore décidée pour l'un d'eux, ayant vu, au cinéma d'Orléans, l'histoire merveilleuse d'une petite bergère, dont s'était épris le fils d'un roi. Il lui fallait le fils d'un roi, ou, à son défaut, quelqu'un de puissant et de riche, qui ferait toutes ses fantaisies et qu'elle ferait tourner en bourrique, quelqu'un qui la serrerait bien fort, en la liant de paroles ardentes, comme en ce moment son père liait M"^ Portrieu.
— On n'entend plus rien, que se passe-t-il?
Elle quitta son poste d'observation et se glissa, de
PROLOGUE 13
marche en marche, silencieusement jusqu'à la porte. Celle-ci fermait mal par en bas. Il y avait un inter- valle triangulaire entre son panneau et le plancher. Se mettant à plat ventre, la petite aperçut un bout du vieux tapis usé qu'elle connaissait bien, les con- treforts du lit d'acajou, seul luxe de la maisonnette, héritage d'une grand'mère jadis fortunée, et deux pieds nus de femme, minces et cambrés, posés l'un sur l'autre, comme d'une personne assise dont elle ne distinguait que les extrémités. La voix de l'épi- cière, transformée par le récent plaisir, sourde, comme dorée, implorait et remerciait tout ensemble. Le garde-barrière répondait par monosyllabes et ne semblait pas exempt d'inquiétude, ni de scrupules.
— S'il revenait, ton homme, sans que la petite l'entende?
— Elle l'entendra. C'est une fine mouche, Mariette. Ah Martial ! Tu as vu comme elle nous a enfermés ici ! Mais n'y a-t-il aucun danger qu'elle en bavarde jamais avec sa mère?
— Il ne manquerait plus que ça! Elle m'aime bien, la petiote. Elle ne voudra pas me causer d'ennuis.
— Sais-tu qu'elle a des dispositions. Un peu plus et elle nous tenait la chandelle. C'est drôle, tout de même, une gamine précoce comme ça.
— Elle est au-dessus de notre condition. Elle comprend bien des choses que sa mère et moi ne comprenons pas.
— Embrasse-moi fort, Martial, avant qu'on se
U L'ENTREMETTEUSE
quitte... Plus fort donc..., mais plus fort... On dirait que tu as peur de me casser.
— C'est que dans dix minutes, pas d'erreur, c'est le grand express de quatre heures un quart. Le travail avant tout, ma belle ; on se retrouvera.
Les deux petits pieds, déçus, se décroisèrent et se posèrent à plat sur le tapis. Blanche se levait. Elle demanda où il y avait de Teau. Mariette redescendit vivement, ouvrit la clairevoie, examina le chemin désert. Personne. Aucun passant. Là-bas, des sifflets de trains sur la voie ferrée, mêlés aux mur- mures lointains de la fête. L'étincellement blçu du ciel n'avait pas cessé. Cinq minutes plus tard, la belle épicière rhabillée, recoiffée, telle que sortant d'une de ses boîtes, apparaissait, embrassait la fillette complice, puis entrait dans la zone brûlante, avec ce balancement des hanches et cette légèreté, qui suivent, chez les amoureuses, le plaisir satisfait. Bientôt Martial, surgissant à son tour, éprouvait le besoin de mentir : « Elle m'en a raconté une longue histoire. M™"" Portrieu ! C'est terrible, ce que ces voi- sins lui jouent des tours ! Pauvre femme, je la plains bien ! »
11 alla décrocher au mur le petit drapeau rouge, fidèle insigne de sa profession. Mariette, alors, de son ton le plus naturel : « Papa, il serait inutile et dangereux de taire à maman la visite de M"'® Por- trieu. Nous dirons, si tu veux, qu'elle est venue apporter les petits pois et la salade elle-même.
PROLOGUE 16
— C'est ça petite. Nous le dirons, et, d'ailleurs, c'est la vérité vraie.
« Mais incomplète... » songea Mariette, dont le cœur battait encore d'émotion et de contentement.
CHAPITRE PREMIER
A VIE SECRÈTE, MOYENS OCSOURS
Trente ans, presque jour pour jour, après la ren- contre brûlante du garde-barrière et de Blanche Portrieu, Mariette Sauveterre, demeurée belle en dépit des années, sortait du bain, revêtait une ample robe de chambre de soie rose, lamée d'argent, et confiait ses cheveux blonds aux soins de M""® Pru- devin, artiste capillaire. Cette énorme personne, jadis fluette, était de longue date son amie et un peu sa confidente. Elle lui devait le plus clair de sa clientèle. Mariette habitait un petit hôtel particulier, encombré de tableaux de prix et de bibelots, rue Raynouard. Entre plusieurs avatars, elle avail épousé, à vingt-deux ans, un ingénieur russe, Michel Oranoff, mort peu après de la fièvre typhoïde, dont elle avait eu un fils, Jean, maintenant âgé de vingt- quatre ans ; ce fils avait fait la guerre comme médecin auxiliaire, était revenu sans dommage et poursuivait ses études dans les hôpitaux. Il habitait seul, rue Soufflot, un logement de trois pièces, et venait dîner, le dimanche, rue Raynouard. Sa mère
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l'aimait passionnément, et lui cachait sa vie aven- tureuse. Elle lui laissait croire que l'aisance et même le luxe venaient de l'héritage paternel, ainsi que la rente mensuelle faite au jeune homme. La source de cet argent était, en réalité, fort impure. Aussi avait-elle repris son nom de jeune fille, afin d'être à la fois plus libre et de ne pas compromettre son fils. Mariette avait gardé le don singulier de susciter et de faciliter Tamour charnel entre les êtres. Elle tirait de ce maléfice, encore peu connu des psycho- logues et tout à fait ignoré des médecins, des gains parfois considérables. Elle l'avait perfectionné par l'usage. Elle-même avait eu et gardé plusieurs soupirants ou amants, riches et généreux, grâce aux libéralités desquels elle possédait environ une quarantaine de mille francs de rente, que d'habiles placements avaient augmentés pendant ia guerre. Bon an mal an, elle se faisait de soixante à soixante- cinq mille francs de revenu, dont elle mettait de côté un tiers. Ainsi se constituait la^dot de Jean. Pour le reste, le bijoutier et collectionneur de tableaux Touque lui fournissait l'automobile indispensable à toute élégante. Le juif, marchand de meubles, Fred Murmel, lui renouvelait et entretenait le mobilier de son hôtel et sa toilette. Bêla Murmel, cousin de Fred, propriétaire de l'hôtel Sana au Bois de Boulogne, lui payait le linge, la nourriture et un valet de chambre, Joseph. Le loyer était réglé par le richis- sime banquier Olivier Gantois. Ces quatre person- nages se doutaient vaguement, par des rapports de domestiques renvoyés et certaine sourde rumeur publique, de leur ténébreuse concurrence; mais ils
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n'en avaient point la preuve certaine et ne tenaient pas à l'avoir. Leur fatuité était, pour Mariette, une garantie de demi-aveuglement. Possédant une domestique stylée, sorte de paysanne limousine pervertie, fort jolie du reste, Madeleine Ibat, qui lui était dévouée comme un chien, la fille de Martial Sau- veterre évitait les rencontres dangereuses entre ses amis. Quand ils devenaient exigeants ou trop pres- san ts, elle les aiguillait vers une autre, actrice ou bour- geoise dévergondée, puis demeurait leur conseillère. Elle se reconnaissait à merveille au milieu de ces intrigues embrouillées, dont elle tenait, variait, cas- sait, puis renouait les fils de chair et d'or. Elle savait aussi éluder ces spasmes de la rancune et de la haine, qui succèdent si fréquemment à ceux de l'amour. Le mensonge était son élément, poussé jusqu'au point où il devient comme une sincérité seconde. Elle vivait dans une comédie financière et sensuelle, que sa ruse chaude et la lâcheté naturelle au mâle riche et nanti empêchaient de tourner au drame.
— Je ne te fais pas mal? — fît la Prudevin, promenant son démêloir d'écaillé dans la masse fluide des cheveux dorés.
— Si tu me faisais mal, ma vieille, je t'allongerais une gifle illico. Dis-moi, ne coiffes-tu pas la petite Vincenet, la femme du peintre cubiste?
— Une brune avec le nez pointu, mais faite dans la perfection. Oui, c'est une de mes clientes. Son mari est jaloux; il l'a peinte, censément pour en dégoûter les autres, sous la forme d'une bouteille carrée, avec un œil à côté du goulot. C'est à se tordre.
20 L'ENTREMETTEUSE
— Tu vas chez elle, ou elle vient chez toi?
— Elle vient chez moi.
— Quel jour? Je désirerais la rencontrer.
— Ah, ah, je vois ce que c'est, — la matrone leva son doigt goutteux, chargé de bagues, — tu vas la procurer à un de tes messieurs chics. C'est vrai que tu n'en rates pas une; mais avec celle-là, tout de même, tu auras du mal.
— Pourquoi cela?
— Parce qu'elle aime son mari. Elle répète tout le temps qu'il a du génie et que ce serait monstrueux de tromper un pareil artiste.
— Donc, elle y pense.
— Comme toutes les femmes, mais c'est pour en chasser la pensée... Et qui comptes-tu lui offrir, ou à qui comptes-tu l'offrir?
Mariette réfléchit un instant, silencieuse, et ses yeux gris prirent une expression de dureté, cepen- dant que sa voix musicale se faisait sèche, quand elle reprit : « Je devrais te répondre que ça ne te regarde pas; mais tu peux avoir ton petit rôle, et donc ta commission dans l'opération. Il s'agit de Touque, du bijoutier Touque...
Bon Dieu du ciel, un homme si comme il fauti
D'émotion, la Prudevin laissa choir son peigne sur la toilette, parmi les pièces du nécessaire en ver- meil, aux initiales M. 5., car Mariette, là aussi, tenait à son nom de jeune fille.
Ah, tu vois que c'est intéressant! Touque s'est
toqué ou a touque » de cette petite femme. Je lui ai promis de m'en occuper. Du moment que tu la con- nais et que je puis la joindre chez toi, ça ira tout
A VIE SECRETE, MOYENS OBSCURS 21
seul; j'en fais mon affaire. Prenons date immédia- tement. Tu as son numéro de téléphone?
La commère chercha dans son aide-mémoire : « Vincenet. Passy. 410.223. »
— Parfait, eh bien, demande-là. Voici l'appareil.
Une minute après, la communication étant réta- blie, Mariette intervenait : « Allô, madame! Excusez- moi. Je suis une vieille cliente de M""* Prudevin. Ellcv m'assure que votre recette de henné est merveilleuse. Me permettrez-vous — c'est si indiscret ce que je vous demande-là! — d'assister en tiers à cette prochaine séance d'application, dont voxis venez de convenir? »
La chose ainsi arrangée et la coiffure achevée, la Prudevin, rangeant son attirail, demanda avec admi- ration : a Comment diable t'y prends-tu pour n'être jamais rembarrée, pour ne jamais ramasser de^ bûche? C'est que c'est dangereux de s'entremettre.' Avec un type comme Vincenet, s'il devine de quoi il retourne, tu risques un coup de revolver. »
Mariette haussa les épaules : « Le tout est d'établir un courant. Pour cela, il suffît de vouloir. Comme il y a des médecins qui soulagent leur malade par leur seule présence, je n'ai qu'à m'approcher d'une femme d'une certaine façon, qu'à lui parler d'une certaine façon, en tête-à-tête, bien entendu, qu'à la plaindre, à lui prendre la main, ou à la brusquer d'une cer- taine façon, pour l'avoir à ma merci. Alors je lui impose l'image de l'homme qui la désire, et ainsi elle le désire à son tour.
— En somme, c'est un truc... comment appeler ça... moral?
— Précisément... moral et immoral... Mais on
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sonne. Ce doit être Théophile Chemaussan. A revoir, ma vieille; à jeudi chez toi. Nous ferons basculer la petite Vincenet dans les bras poilus de ce gorille de Touque.
Une soubrette, brune et vive, entrait, portant, sur sa robe noire, un tablier blanc qui faisait valoir son teint mat, son profil de camée rustique : « Madame, c'est maître Chemaussan. Il attend au bureau. »
— Bien, j'y vais, Madeleine, tu auras encore mis ce Chypre que je déteste. C'est bien la peine que je te donne de la violette ambrée.
Madeleine Ibat pâlit, rit et ne répondit pas. Son amoureux, le chauffeur Paul Flan, préférait le Chypre. Elle savait que maître Chemaussan préférait la vio- lette ambrée. C'était un vieux satyre, qui poursuivait les jeunes femmes, et principalement les jeunes bonnes, de ses assiduités. Ce qui ne l'empêchait pas d'avoir l'étude d'avoué la plus fréquentée de Paris.
— Bonjour, maître, dit xMariette à cet homme petit, replet, au visage poupin, entre ses favoris grisonnants, occupé à feuilleter une revue.
Elle lui tendit son admirable main, qu'il baisa en connaisseur. Elle lui tenait la dragée haute et met- lait tout de suite la conversation sur le terrain sérieux des affaires. Elle l'interrogea sur le meilleur placement d'une somme de quarante mille francs, qui venait de lui échoir et qu'elle ne voulait pas con- server chez elle. Chemaussan, curieux de sa nature, aurait bien voulu connaître l'origine de ce nouveau gain, mais il n'osait interroger sa cliente. Il indiqua deux ou trois valeurs ascensionnelles, qui ne lui semblaient point trop aventurées. C'étaient celles-là
A VIE SECRETE, MOYENS OBSCURS 23
précisément qu'il avait recommandées récemment à Jeanne Hévin, sœur de Mariette, demeurée veuve et sans enfants, établie fermière et grosse propriétaire au domaine de Mimenée, dans le Loir-et-Cher. Les deux sœurs ne se fréquentaient guère, mais s'écri- vaient de temps en temps et elles avaient le même homme d'affaires.
— Il prospère toujours, maître Théophile, le patelin de Jeanne?
— De plus en plus fort, ma belle amie, comme chez Nicolet J'ai appris, indirectement, qu'elle avait fait deux cent mille francs de vin l'année dernière et que la récolté de cette année s'annonçait encore plus belle. Quant au bétail, c'est de l'or en barre. Jamais la paysannerie n'a été aussi riche qu'aujourd'hui. Mais comment n'allez-vous pas vous en rendre compte sur place? M""' Hévin ne cesse de se plaindre de ne pas vous voir.
— Que voulez-vous; la vie parisienne est un réseau dont on ne s'échappe point aisément, vous devez vous en rendre compte.
— Pour ma part, fît maître Chemaussan en frot- tant ses petites mains grassouillettes, j'ai embarqué ma femme et ma fille pour la Bretagne, et me voici garçon et libre.
Il prit ce que le peuple appelle un drôle d'air, regarda autour de lui, et se penchant vers Mariette, peu surprise, murmura à voix basse, d'un ton altéré : « Elle me plaît décidément beaucoup, votre femme de chambre. »
— Vous n'êtes pas dégoûté! Un des plus beaux corps que je connaisse et pas la moindre odeur
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24 L'ENTREMETTEUSE
forte, ce qui est rare chez une fille de sa condition. Mais il y a une paille. Elle est fiancée au chauileur des. . . des. . . des. . . ah ! saperlotte, le nom m'échappe. . . des cousins de Tancrède d'Allaume qui habitent tout près d'ici, villa Scheffer... vous savez bien... Aidez- moi...
— Les de Turberie.
— Voilà le nom. Ah ! que vous me faites de bien ï Les de Turberie. Ce chauffeur s'appelle Flan, et il a un beau flanc, comme de juste, une prestance magnifique et pas froid aux yeux.
— Que c'est ennuyeux! Quel contretemps! fiJ l'avoué avec dépit, comme s'il eût parlé d'un contrat manqué. Ne pourriez-vous pas, étant subtile et bonne, arranger cela? Parole d'honneur, je suis prêt à payer ce qu'il faudra, cinq cents, mille, quinze cents, au besoin, pour trois jours à la campagne ou à la mer, auprès de cette fleur sauvage.
Mariette se mit à rire : « Charm.ant! Et qui rem- placera ici ma soubrette pendant ces trois jours? »
— Notre prude gouvernante, Julie, celle qui reste avec moi en l'absence des miens. C'est une personne de tout repos et qui connaît bien le service. Faites ça pour moi, gentille amie, et je vous prouverai ma reconnaissance.
■— Vieux gosse, va, dit la jeune femme. Nous allons essayer quelque chose, mais je ne réponds de rien. (Elle frappa sur un timbre d'argent, don de Fred Murmel. Madeleme parut, jetant sur le couple un regard aigu). « Écoute, ma belle. Voici maître Che- maussan, que tu connais, qui est un brave et digne monsieur, qui est riche et te veut du bien. Il ne peut
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l^as croire que tu as, après moi, la plus belle poitrine de la rue Raynouard. Montre-la-lui. La vue n'en coûte rien. »
— C'est cela, c'est cela... ajouta le robin avec une avidité comique. Je demande à voir.
— A voir seulement, hein! fil Madeleine Ibat, avec une mine de soubrette d'opéra-comique que n'effarouche point la lubricité des vieux messieurs.
En deux temps, quatre mouvements, elle défît son tablier, dégrafa son corsage noir, ôta sa guimpe, son corset, et mit à l'air, non sans fierté, deux seins ronds, menus et fermes à la Boucher, un dos plat, deux bras de porteuses d'amphore, qui allaient à son visage régulier et railleur, à ses yeux brûlants. L'avoué admirait, sans parler, la bouche sèche. Mariette tapota le cou gras et les épaules de sa ser- rante, comme le maître frappe la croupe rebondie d'un poney : « Pas mal, n'est-ce pas? Le seigneur Paul ne s'embêtera point. Eh bien! à travers un billet de cinq cents en avant, un billet de cinq cents en arrière, cette nymphe campagnarde se laissera sans doute embrasser et caresser... pas devant moi, certes... Je me sauve dans ma chambre, où vous me rejoindrez, maître, quand vous aurez fini ».
Cette chambre était du style semi-anglais, semi- oriental, que Fred Murmel avait mis à la mode. Le lit, pièce unique, laqué de rouge, était large. C'était un principe chez Mariette de ne se point compro- mettre ouvertement dans son quartier, à cause de son fils et d'une réputation de bonne tenue qu'elle voulait garder malgré tout. Son don de passer ".naperçue, d'apparaître et de disparaître subrepti-
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cernent, à la façon d'une chatte ou d'une mauTaise pensée, la servait beaucoup. Elle disait d'elle-même à son plus vieil ami, Tancrède d'Allaume : « Je ne me donne pas, je me prêle, et personne ne se reprend aussi vite que moi ». Près du lit, il y avait une petite bibliothèque contenant des poètes, des critiques et des philosophes, une bonne édition de Ronsard, le Villon de Champion, la traduction de Sénèque par Pintrel, de Téditeur Lardanchet, avec l'introduction de Maeterlinck, les Sermons de Bossuet, un Racine, un Molière et un Pascal. La petite campagnarde possédait un goût littéraire naturel, que les fréquen- tations amicales et amoureuses avaient affiné. C'était moins une vicieuse qu'une damnée. Elle savait parfaitement que sa vie était ignoble. Elle la com- parait volontiers, dans l'intimité, à une fosse infecte, cachée sous un massif de roses. A certaines heures, elle s'en repentait sincèrement et les balbu- tiements de sa prière enfantine — car son humble mère était croyante — remontaient à son âme souillée, avec des aspects d'Artenay et l'odeur de l'encens mêlée à la pierre fraîche de la petite église. Mais elle avait honte de ces approches d'une acuité douloureuse et se jugeait indigne de les abriter, presque de les concevoir. C'était comme la lutte, en elle, de plusieurs influences héréditaires dont la pire était prédominante, avec résurgences soudaines d'un M soi-même » inconnu, étincelant et vengeur.
Elle ouvrit ses livres de comptes, qui mêlaient le stupre au calcul. Les choses y étaient indiquées de telle façon qu'en cas de mort subite, son fils pût lire sans comprendre. S'il se produisait une indiscrétion
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des uns ou des autres, il croirait à la calomnie. Elle était précisément dans une de ces heures où la complexité des existences ténébreuses devient un fardeau pour ceux qui les traînent. Brûlant à mesure sa correspondance, elle aperçut un paquet de lettres cyniques de Touque et des deux Murmel, destinées à cette opération et que, pour rien au monde, elle n'eût voulu relire. Elle alluma du feu dans un grand bol de cuivre tout préparé et y jeta ces saletés tristes, qui se consumèrent. Les rayons du soleil se mêlaient à ceux de la flamme.
— C'est moi, fît la voix bougonne de Che- maussan.
— Entrez, Théophile. Et alors, ça va, les amours?
— Tiens^ vous faites un punch 1 dit l'avoué, rouge et déconfit. Cette petite Madeleine est insupportable. Ni pour or, ni pour argent, elle ne veut quitter son Flan pendant trois jours. « Nenni, monsieur, nenni, monsieur ». Avec ça, elle joue les paysannes comme dans un opéra-comique de Rousseau. Mais quelle poitrine et quelles hanches, saperlipopette ! Ce Flan, décidément, me dégoûte.
— Vous avez dû faire quelque maladresse.
— Réparez-la.
— Ah! non, mon camarade. Ce qui est raté est raté. Me prenez-vous pour une...?
Elle lâcha le mot cru, qui met au féminin un nom dé«rié de poisson. L'avoué la regarda avec éton- nement, car elle surveillait d'ordinaire son langage et c'était un de ses attraits. Mariette déjà s'était reprise : « Revenons aux affaires sérieuses. Vous disiez donc que les actions de ce pétrole polonais... »
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Une demi-heure après, la question d'argent étant réglée, Mariette interrogea Madeleine sur les motifs de sa répugnance : « Mille francs, c'est tout de même quelque chose, pour ton entrée en ménage avec Paul Flan. Songe un peu : mille francs, c'est presque un trousseau.
— Oui, mais il y avait les favoris, ces deux côte- lettes, là, de chaque côté.
— Ah ! ce sont les favoris qui t*ont fait repousser mon vieux Ghemaussan?
— Maîtresse, ça lui donne l'air d'un juge au tribunal. Je ne pourrais pas faire l'amour avec un juge. Je croirais qu'il va me condamner en même temps. Non, pour trois mille francs, je ne pourrais pas.
— Mais s'il coupait les favoris...
— Alors, ce serait différent.
La jeune femme songea que, pour s'amuser, elle transmettrait cette exigence bizarre à l'intéressé. S'il consentait, ce serait drôle. Mais, de nouveau, on sonna et la récalcitrante Madeleine introduisit dans la chambre de sa maîtresse, rarissime privilège, Tancrède d'Allaume, le célèbre dramaturge.
C'était un ancien beau de cinquante-deux ans, de corps robuste, au visage imberbe et plein, sous les cheveux grisonnants et fournis. Il était riche, sen- suel, pas mal alcoolique, brave, désenchanté, misan- thrope, habitait huit mois de l'année à « Tancrède », magnifique propriété aux portes de Blois, le reste du temps à Paris, dans sa luxueuse garçonnière de la rue de l'Université. Périodiquement, il faisait jouer, aux Français ou ailleurs, un drame amer, subtil, plein d'un suc sauvage et vireux, qui allait
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aux nues, ou tombait à plat, ravissant ou désolant le public, appauvrissant ou enrichissant administra- teur, directeur, comédiens. Il présidait de façon fanlaisiste le « Club du Bon Monsieur », célèbre pour sa table et ses repas, agrémentés d'intermèdes licen- cieux. A quarante-cinq ans, il avait eu une flambée de passion pour Mariette Sauveterre, alors dans tout l'éclat de sa beauté et de sa jeunesse, mangé avec elle plus d'un million et « dissipe dans ses baisers » (comme il disait, parodiant Shakespeare) la sub- stance imagée de cinq comédies tragiques. 11 avait, pour cette nature exceptionnelle, fatale, une secrète admiration et il était demeuré son ami : « Jamais je ne fais une nouvelle soltise sans la consulter. » Chasseur forcené, il courtisait les femmes de ses gardes, sans crainte d'un coup de fusil tiré le soir, par vengeance, au détour d'une futaie, cherchant en elles l'odeur de bois et de fumée, mêlée à celle de la peau, comn^e particulièrement propice à la rêverie. Son mauvais caractère était aussi célèbre que son bon cœur, car il ouvrait sa bourse sans compter, rachetant ainsi toute une lignée d'avares, de pingres et de grippe-sous.
— Bonjour, petite. Tu as une soubrette appétis- sante.
— Mais qui n'aime pas les favoris.
Et elle raconta à Tancrède l'aventure de Théophile Chemaussan et la condition préalable posée. Le dra- maturge était enchanté : « Ce vieux Théo! 11 faut qu'il coupe ses côtelettes. Après ça, quel bateau nous lui monterons ! Je m'en vais prévenir tous les co- pains du « Bon Monsieur ».
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— Ne fais pas ça secret professionnel.
— Va, laisse-moi rire.... Pour une fois que ça
m'arrive Mariette, regarde-moi, je m'embête.
J'ai cinq cent mille francs de rente, des chasses sans rivales, une meute unique au monde, des souvenirs qui me plaisent, bonne santé, bon appétit, de la fa- cilité au travail, des amis pas trop perfides, des amies pas trop menteuses, la notoriété, la réputation, presque la gloire ; je ne suis ni neurasthénique, ni impuissant ni vicieux, à peine un peu dipsomane, comme ils disent, et je m'embête. Comment m'y prendre pour avoir un désir, mais là, sérieux, avec tout son équipage de satisfactions, de sottises, de désillusions et de regrets?
— Comment faire? C'est très simple. Vends ta terre, donne l'argent aux pauvres, brûle tes manuscrits, repars du pied gauche, sur de nouveaux frais, comme si tu débutais dans la vie ; épouse une nymphe de vingt ans sans le sou
— Elle me trompera.
— Naturellement. Tu souffriras, tu rageras, tu provoqueras son amant. Tu la renverras. Tu la rap- pelleras. Tu pardonneras. Elle recommencera. Tu écriras un drame là-dessus. Il fera four, parce que trop vécu et trop âpre. Aussitôt tu te présenteras à l'Académie, où tu seras refusé. Tu t'entêteras. Tu auras peut-être un enfant, avec toutes les inquiétudes délicieuses que cet objet comporte. Alors tu ne sen- tiras plus le poids de l'ennui sans cause et tu goûte- ras le charme de l'embêtement réel.
— Voilà un programme occupant, répartit d'Allaume, déjà rasséréné. Au fait, comment et
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pourquoi t'ai-je quittée? Tu es la seule femme qui sache renouveler le plaisir, presque tout de suite après la possession.
— Ça, c'est un coiï^pliment.... Merci.... Ne regrette rien, mon ami. Si tu ne m'avais planiée là, c'est moi qui t'aurais plaqué, tôt ou tard, à cause de mon fils grandissant. La noce, la débauche, ça se dissi- mule. Un amant tel que'toi est forcément voyant et scandaleux. Alors, en face de mon Jean, tu n'aurais pas pesé cinq minutes.
L'homme de théâtre considérait avec intérêt cette belle fille en douillette rose, aux yeux devenus pers, à la mine railleuse, coiffée à la du Barry, semi-mon- daine, semi-courtisane, qui faisait celte profession (le maternité. Elle éfaitsans doute sincère, mais jus- qu'à quel point? Il le cherchait derrière ses regards fascinants, dont il se rappelait les premières atteintes, et qui aimantaient encore, après le plaisir le plus vif, les êtres soumis à leurs rayons.
— Ainsi, Mariette, si tu rencontrais maintenant
quelqu'un à ta convenance mais là, tout à fait,
comprends-moi bien tu le fuirais, afin de rester
maternelle d'abord?
— Cela m'est arrivé pas plus tard qu'il y a trois mois. J'ai retrouvé par hasard, dans un concert de Risler, un homme qui m'avait plu jadis, pendant huit jours, à qui je plaisais, qui alors n'était pas libre... et je ne l'étais pas non plus. Il m'a fait com- prendre clairement qu'il était libre, que son senti- ment pour moi durait toujours; et j'ai senti que le mien se réveillerait aisément. Mais aussitôt l'image de mon Jean s'est interposée entre la tentation et
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mon désir, et celui-ci s'est efTacé comme une brume de l'aube devant le soleil monlant...
— Toujours lyrique, cette Mariette.... Eh bien, contrairement à toi, j'ai découvert que mon instinct paternel était très réduit, presque inexistant. Tu sais que j'avais reconnu le lils que m'attribuait Rose Maillard, des Variétés, un grand gosse de qua- torze ans, et que j'avais mis sur sa lête une somme importante. C'est mêmeThéophileauxfavor s qui s'était chargé de toute l'opération. Or, après une dizaine de visites à courbatures réciproques, nous avons compris, ce Raymond — il s'appelle Raymond — et moi que nous n'avions rien de commun et qu'il était inutile de nous fréquenter. Je lui ai fait cadeau de mon chien Tom, qu'il me préfé- rait de beaucoup, et nous avons cessé, par un accord mutuel, une comédie paterno-filiale qui nous fati- guait l'un et l'autre.
Mariette sourit avec scepticisme : « C'est sans doute qu'il n'est point ton fils et que Rose Maillard t'a ra- conté un boniment.
— Tu crois à la voix du sang, toi? C'est bien vieux jeu.
— Si j'y crois ! En 1918, quand Jean a failli être fait prisonnier avec son ambulance, près de Château- Thierry, sans rien connaître de ce risque, j'ai été malade, brisée, hantée de cauchemars, pendant huit
jours. Lorsque sa pensée me saisit, brusquement, je suis certaine qu'il pense à moi. Il me tient lieu d'hon- neur, de dignité, de vertu... même de mémoire, car. Dieu merci, il m'arrive d'oublier. Le dramaturge psychologue s'intéressait à cette
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femme, au fond sans méchanceté, qui avait causé la chute de tant de femmes et encouru la haine de tant d'amant.^ et de maris jaloux. Dans sa cuirasse d'in- différence cruelle, et presque professionnelle, il y avait donc cet énorme défaut, cette maille rompue : Tamour maternel. Il était stupéfiant, et contraire au principe de causalité et aussi de justice métaphy- sique, qu'elle n eût point été atteinte de ce côté-là. C'était son risque à elle, ce risque qui s'attache à tout être humain, et qu'il réalise tôt ou tard. Mais Tancrède jugea inutile de faire part de ces réflexions moroses à laprincipale intéressée. Use contenta de lui demander si elle ne craignait pas que son fils eût, un jour, des soupçons sur son genre de vie. L'allération de la voix de Mariette indiqua à l'écrivain qu'il était tombé juste.
— Touchons du bois! Écartons le présage! J'ai déjà mis l'enfant en garde contre les atroces calom- nies du monde. J'ai même osé faire allusion à, celles qui couraient sur mon compte. Il m'a répondu qu'étant de première force à Fépée et au pistolet, et connu comme tel, il était bien certain de n'avoir ja- mais à relever une semblable infamie. J'ai énuméré les amants que l'on me prêtait, toi entre autres. Il a haussé les épaules. Sa confiance en moi a le qua- druple bandeau.
— Aussi n'est-ce pas un bavardage d'homme, mais de femme, d'ex-rivale, de rosse pure et simple, que je crains, pour ton repos et le sien. Ne me ré- ponds pas, comme le duc de Guise : « On n'oserait. » La femme, contre la femme, ose tout.
La sonnerie du téléphone tintait à ce moment
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précis; la mère se précipita sur l'appareil. Dès les premiers mots de la communication, son visage, transfiguré, devint celui d'une jeune fille, conver- sant avec son fiancé : a C'est lui, c'est Jean ! Il s'est rendu libre ce soir et il viendra dîner avec moi^ sans me supprimer pour cela mon dimanche. Ah! le chéri, il a deviné que j'aurai du mal à attendre jusque-lùl
— Calme-toi, ma pauvre amiel Quand les femmes commenceront à jouer un rôle important dans sa vie, il sera moins exact aux repas dominicaux de sa maman.
— Ah! c'est bien sûr, hélas! Mais laisse-moi jouir, sans appréhension, du peu de bon temps qui me reste. Si l'on conjecturait ainsi le mauvais avenir, la vie ne serait plus tenable.
Le gentilhomme s'en voulait d'avoir alarmé son ancienne maîtresse. Pour se faire pardonner, il lui proposa d'inviter Jean à l'ouverture de la chasse à Tancrède, où il ne retrouverait que quelques cam- pagnards, ignorants des potins de Paris. Parmi tous ceux qui fréquentaient chez elle, d'Allaume était le seul dont Mariette ne redoutât point le contact pour son fils. Elle connaissait sa délicatesse et sa loyauté, et aussi sa rudesse, qui lui permettait de faire tairo les médisants. Il fut convenu que la proposition serait transmise, par sa maman, au jeune carabin. Ceci dit, l'ancien beau, qui ne désarmait point, en vint à l'objet principal de sa visite : « Ce n'est pns tout ça. As-tu, dans tes relations, une jeune femme, libre d'allures, ou une jeune veuve extrêmement jolie, intelligente, spirituelle, lettrée de préférence,
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qui consentirait à passer plusieurs mois de l'année dans le Blésois, ou à y venir fréquemment, moyen- nant une honnête redevance, dont il ne serait ja- mais question entre die et moi, bien entendu, et que tu débattrais préalablement?
— Cela peut se trouver. Dans quelles limites, la redevance?
— Cinq mille fixes par mois, en dehors de petite cadeaux.
— Attends que je consulte mon livre d'adresses. Mariette avait repris ses yeux durs de cais-ière
attentive et ponctuelle. Elle prit, dans le tiroir d'un petit meuble, un calepin dont elle tourna les pages, murmurant des prénoms à demi-voix : « Juliette... Frai.cine... un peu âgée pour toi. Dans quelles li- mites préfères-tu rester?
— Vini^t-cinq, vingt-six, autant que possible.
— Blonde, brune, châtain?
— Châtain, yeux bleus, peau très douce, pas fai- seuse d'histoires. Saine, bien entendu. Ah! cela, c'est important. Je suis parvenu à cinquante-deux ans sans accroc décisif. Je désire continuer de même et ne tiens nullement à finir, comme Maupassant, dans une maison de santé. Très peu de tréponème pour moi, sïl te plaît.
— Mon cher ami, fit la Sauveterre, nul homme, tenant une femme entre ses bras, et quelle que soit cette femme, ne peut se vanter d'en sortir sans dommage, moral ou physique. La possession d'une jolie fille de vingt-six ans, par un homme de cin- quante ou cinquante-deux, n'est pas, je te le ré- pète, pour celui-ci, un jeu de tout repos. En un mot,
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comme en cent, que cherches-tu, une aventure, ou une berquinade?
— Carrément, une aventure. Dussè-je en crever î Une aventure, qui me rende la faculté créatrice, assoupie chez moi depuis quelque temps. Une aven- ture, qui fasse courir dans mes veines un feu nou- veau. Une aventure, qui me rende capable de me cacher, de me taire, ou d'être éloquent, de monter à cheval (bien que cela commence à me fatiguer), d'avoir des scrupules, ou même des remords, de faire plaisir, d'inquiéter; bref qui redonne quelque goût à mon existence insipide et facile.
— Le premier acte de Faust^ quoi.
— Si tu veux, moins le barbet fatidique et le breu- vage de Jouvence.
Mariette examinait son carnet avec une moue significative : « Tu es un homme de lettres et un homme célèbre. Il est plus facile et plus difficile de ie chausser que de chausser un Touque, un Che- maussan, ou un Murmel. Plus facile, quant à ces jeunes personnes, qui sont portées là sur mes listes amoureuses. Plus difficile, quant à toi. Je ne puis l'offrir une petite dinde, ou une « bijoutière », c'est-à-dire une femme qui ne pense qu'à te faire dépenser de l'argent... Ah... tiens... oh non... fichtre... si pourtant... j'ai une idée... Mais quelles complications dans ta vie et dans la mienne, si cela réussissait, mon pauvre homme!... Ma foi, zut, mieux vaut n'y plus songer.
— Dis toujours, fit d'Allaume, alléché et calé dans son fauteuil à la façon d'un acheteur d'es^ claves. Dis toujours (répéta-t-il, en se levant et
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marchant à soa ex-maîtresse, dont il renversa la charmante tête en arrière, avec ses mains fortes, où brillaient deux bagues). Bien mieux, au lieu de t'étrangler, comme le mériterait ta rosserie natu- relle, je te fais cadeau de ce diamant, qui me vient de mon brave homme de père. Il est vrai, je t'en réponds.
— Pose-le là, grand nigaud et laisse-moi réfléchir encore. Vois-tu, ou non, un inconvénient à ce que la personne que tu cherches, ou plutôt que je cherche pour toi, n'ait appartenu à aucun autre?
— Pucelle! Parbleu, ça me rajeunira. Mais la res- ponsabilité, en effet, devient sérieuse. Puis, comment sait-on jamais qu'une fille est pucelie?
— Il suffit qu'elle en ait la réputation. Tu souhaites des difficultés, des complications : en voilà une. Le tout est de juger si la flamme en vaut la chandelle. Allons, je crois que j'ai une photographie, d'après laquelle Lu pourras me donner ton avis et te dé- cider.
Déjà la puissance bizarre, qui était dans la rouée, agissait et troublait Tancrède d'Allaume, au point qu'il en avait presque le frisson. Blasé sur toutes les rencontres possibles, sur toutes les surprises de l'amour et de la débauche, il se sentait comme neuf devant ce qui allait se passer. Ses mains trem- blaient quand il prit la photographie, que lui tendait Mariette, et qui représentait une svelte jeune fille en robe de bal, avec des yeux d'une douceur bril- lante, un cou flexible et des épaules nues adorables. Il balbutia : « Il me semble que j'ai déjà aperçu cette fraîche silhouette-là quelque part.
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— Cherche bien. En effet, tu connais cette char- mante fille et elle te connaît. Elle a vingt-cinq ans de moins que toi.
— Alors, mt)n compte est bon!
— Imbécile, elle t'admire. Elle a été, trois soirs de suite, entendre ta dernière pièce : Les Serments inutiles. Tu lui plais physiquement. Elle te trouve même aimable, ce qui est un comble!
— C'est une personne de goût. Mais attends donc... attends un peu... Ce /nez court, ce regard fier, ce petit pied... c'est Denise Gantois.
— La nièce d'Olivier Gantois, le financier, mon amant ; parfaitement, c'est elle.
Tancrède d'Allaume regardait alternativement ce portrait et Mariette avec stupeur : « Tu crois ça pos- sible?
— C'est difficile, c'est une œuvre d'art; c'est préci- sément ce qui me tente. La petite est plus que ver- tueuse. Elle est farouche. Orpheline, riche, vivant seule avec une vieille gouvernante qui me déteste, je ne sais trop pourquoi, elle a pour son oncle une tendresse calme, unie, sans arrière-pensée Elle aime les lettres; je la soupçonne romanesque. Quant à Gantois, il veille sur elle d'assez loin, mais jalou- sement. Elle est sa petite fleur bleue, le rachat sen- timental et pseudo-paternel de sa vie inquiète et dure de pirate d'argent. C'est un personnage d'un de tes drames. Il sera piquant que tu introduises sa nièce dans ta vie morne et dans ton lit.
— Il compte dans ton budget, ce Gantois?
— C'est mon meilleur client... Il m'a eue certes quelquefois, et avec vigueur et entrain, je t'en ré-
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ponds; mais je lui sers surtout d'introductrice (car il est brutal) auprès des jeunes poulettes qu'il con- voite. Sa psychologie, assez banale, est celle du monsieur riche, qui pense que tout s'achète, même l'amour sincère.
— Vindicatif?
— Très. Comme un juif, bien qu'il ne soit pas juif. Il est capable de choyer son ennemi intime pendant des mois, avant de le poignarder dans le dos.
— Alors, gare à toi, s'il s'aperçoit de quelque chose !
Mariette prit à sa trousse un étui d'or, d'où elle tira une cigarette d'Orient : « Sans le danger, mon petit, le monde serait fade. D'ailleurs il n'arri- vera rien de fâcheux... si ce n'est, peut-être,, on mariage avec Denise.
Cette hypothèse, peu vraisemblable, enchanta Tancrède d'Allaume, qui se mit à riro bruyamment, comme au théâtre. Son interlocutrice avait allumé sa cigarette et suivait du regard les anneaux bleus. Elle ajouta : « Ce serait sans doute ce qui pourrait l'arriver de mieux. Au milieu de tous tes estram- bords^ comme disent les Provençaux, tu es un homme de foyer, sans foyer. Les véritables bohèmes, comme moi, sont rares. »
M.iis Tancrède, distrait de toute philosophie, était revenu à la photographie de la belle fille, dont la vue lui mettait déjà l'eau à la bouche : « Ma chère Mariette, si tu réussis, je te ferai un cadeau royal... lintendons-nous, si tu réussis en deçà de M. le curé, <il de M. le maire. Car s'il s'agissait d'une présenta-
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tion en règle, alors ce ne serait plus de jeu. A aucun prix, n'est-ce pas, à aucun prix je ne veux aliéner mon indépendance... De quelle couleur, dis-tu, que sont ses yeux?
— Noirs, ambrés plutôt, comme deux grains de café.
— La voix, comment?
— Un timbre de cristal. Dans la conversation du moins, car je ne l'ai pas entendue parler à voix basse, et c'est cela le plus intéressant, à mon avis. Entre le chuchotement et le soupir, là est le grand attrait de l'accent féminin. C'est comme le crépuscule du son, issu de nos lèvres équivoques.
Le gentilhomme se leva pour prendre congé :
— Serait-il indiscret de te demander comment tu vas t'y prendre?
— De la façon la plus simple du monde, vous vous rencontrerez ici, comme par hasard.
— Quand cela?
— Tu es bien pressé. Il faut quelques travaux d'approche, pendant une ou deux semaines environ. Je te téléphonerai le jour et l'heure.
— Que devenir d'ici là? Je suis impatient Mariette montra du doigt sa petite bibliothèque .
« Fais comme moi. Relis les bons auteurs : une page de Montaigne, une lettre de Sénèque, c'est, pour l'esprit, l'équivalent du tub pour le corps. Où alors imagine un drame. Ce n'est pas la matière qui manque : moi, toi, les autres... »
Une fois seule, Mariette glissa à une sorte de son- gerie morose qu'elle connaissait bien et qui abou- tissait à une hallucination périodique. C'était inti-
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tulé La pêche du diable : une immense étendue d'une eau transparente, où diffusait la lumière solaire, mais qu'on devinait maléficieuse. A travers cette eau courante, glissaient des humains des deux sexes, nus et rapides, au-devant desquels venaient des appâts, en forme de vices, de toutes tailles et de toutes couleurs. — Comment cela, des vices? Un vice n'a ni forme, ni dimension, ni couleur — Pardon, c'étaient comme de petits morceaux de viande, que la songeuse savait être à la fois parfamés et empoi- sonnés. Nageurs et nageuses mordaient à ces tenta- tions, errantes entre les couches de l'onde bleue, verte et dorée. Crac, aussitôt d'un seul coup, le diable, assis sur la berge, pareil à un maussade et gigantesque bouc de la taille de l'horizon, tirait la ligne invisible, l'appât et l'être visibles. Pêcheur monstrueux, il détachait de l'hameçon, arrachant quelquefois la bouche sanguinolente, l'homme, jeune ou vieux, la femme, tordue, crispée, con- vulsée. Il jetait ça pêle-mêle dans un grand panier, ouvert et grouillant à côté de lui, puis lançait de nouveau le fil fatal.
CHAPITRE il
UNE MÈRE ET UN FILS
Jean Oranoff, le fils de Mariette Sauveterre, sortait de l'hôpital de la Charité, où venait de prendre fin la leçon clinique, au lit du malade, de son maître Viorne. Celui-ci l'avait chargé de monter prévenir chez lui, rue Soufflot (presque en face de chez Jean), qu'il ne rentrerait pas déjeuner. Le jeune homme était heureux de faire cette commission, qui lui per- mettrait sans doute de rencontrer la délicieuse Emi- lienne Viorne, fille du savant, dont il était éperdu- ment épris. Jean était un beau, blond, mince, gaillard de vingt-quatre ans, loyal et droit, très sportif, nullement querelleur, naturellement labo- rieux. Il avait été reçu premier à l'externat, l'année précédente, en sortant de la guerre, oii il avait mérité, comme médecin auxiliaire, une belle citation et la Légion d'honneur. Maintenant il préparait l'internat. Il était considéré à l'École comme un sujet exceptionnel. La forme étrangère de son nom, et le silence qu'il gardait sur ses origines, faisaient qu'on le croyait orphelin. La concierge même de la
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maison où il logeait, au cinquième de larue Souffïot, ignorait le nom de la jolie femme qui venait lui rendre visite de temps à autre, et qui « se faisait passer pour sa maman ». Mariette avait soin de ne pas se servir, en ces occasions, de son automobile, afin d'éviter les bavardages du chauffeur de Touque. Jean, de son côté, par une sorte de dissimulation qui lui était naturelle, et qu'i] tenait, sans doute de son hérédité, demeurait hermétiquement fermé sur les circonstances sentimentales de sa vie d'étudiant, notamment sur ses relations avec les Viorne. 11 savait, sans approfondir, que sa mère était mêlée à un milieu mondain, dont les mœurs et les ragots lui faisaient horreur. L'un et l'autre évitaient de se poser des questions, banales ou précises, sur leur entourage et leurs fréquentations. Une seule excep- tion à cette règle : Tancrède d'Aiiaume, aristocrate véritable et d'une discrétion qui s'alliait, chez lui, au sentiment le plus vif de l'honneur. 11 était convenu, entre Mariette et Tancrède, que celui-ci était un vieil ami du père de Jean, l'ingénieur russe Oranoff, mort une vingtaine d'années auparavant.
On était à la fin de juin. Le ciel était orageux, sombre et Paris d'une blancheur crayeuse. Jean, stimulé par la leçon puissante qu'il venait d'en- tendre, remontait le boulevard Saint-Michel, d'un pas alerte. Il se sentait plein de confiance dans l'avenir, si seulement il pouvait, un jour, épouser celle qu'il aimait et qui possédait une nature ardente et romanesque comme la sienne. 11 n'avait encore rien laissé deviner à Emilienne des sentiments qui l'agitaient, mais il se rendait compte que sa pré-
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sence ne lui était pas désagréable et il ne pensait pas qu'aucun obstacle pût venir des parents de la jeune iîlle, une fois qu'il aurait passé le difficile concours de l'internat. Ses maîtres et ses camarades estimaient qu'il serait reçu d'emblée ,et dans les premiers. Il était sûr de sa mémoire et il n'était aucune question, d'anatomie ou de pathologie, sur laquelle il ne fût certain d'écrire quelques pages documentées, conformes aux doctrines consacrées, lesquelles changent environ tous les dix ans.
L'appartement des Viorne (qui vivaient fort modestement, le père ne faisant pas de clientèle) se trouvait au quatrième étage d'une des hautes et étroites maisons de la rue Soufflot. Le jeune homme- avait là, sur un petit espace, tout ce qu'après sa mère, dont il ne soupçonnait pas les dons pervers, il admirait et chérissait ici-bas, avec la fougue et l'exclusivité des ânnes innocentes. Sa tendresse fou- gueuse comportait l'aveuglement. Elle se repaissait d'illusions diverses, jusqu'à cette mélancolie où, dit-on, commencent les poètes. 11 fréquentait ceux-ci et la haute littérature, comme Mariette, dont il était l'élève sur ce point. Il avait fait ses études, en qualité de pensionnaire, à Lille, puis à Sainte-Barbe et à Louis-le-Grand; et, tout de suite, et pour cause, il avait eu sa petite installation, enviée, d'étudiant libre au Quartier latin. Mais, de loin, la Sauveterre guidait ses lectures, avec le goût singulier qu'elle tenait de la nature et de certains de ses amants. Or, le grand défaut des étudiants en médecine, et qui les accompagne parfois toute leur vie, est le manque de culture générale. Car c'est
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cette culture, non la science, qui fait l'homme. Jean échappait, grâce à sa chère maman, à ce défaut.
Il y avait encore, chez les Viorne, — car les objets suivent les mœurs des gens, — une sonnette d'ancien style, avec un timbre non électrique. La servante, Félicie, qui vint ouvrir et qui faisait tout le service, avec une femme de ménage et, les jours de récep- tion, le concierge comme extra, portait une coiffe paysanne. Sa bonne figure ridée, telle une grosse nèfle, exprima le contentement quand elle vit Jean ; « Madame n'est pas rentrée, mais mademoiselle es\, là. » Le garçon pénétra dans le cabinet de travail confortable, encombré de livres, qu'il connaissait bien. Il y avait, sur la table, le portrait de M™* Viorne, personne douce, effacée et timide, et celui de sa fille, en robe de ville, avec ses traits lins, son air décidé, ses beaux cheveux, mais sans le prestige de sa jeune vie. Une minute après, î'^milienne entrait, comme une nymphe dans un îluide d'or, car elle était d'un blond chaleureux, et tendait sa petite main vive à son camarade : « Ah I Jean, vous tombez bien, asseyez-vous là. Je suis inquiète. Vous n'avez entendu parler de rien... du krach d'une nouvelle banque?
— Moi, pas du tout. Mais je ne connais rien aux choses de finances.
— C'est vrai! Je m'imagine toujours que vous savez tout. Eh bien, voilà : La petite fortune de mes j)arents — encore réduite depuis la guerre — a été ijlacée, il y a deux ans, à la Banque des InW-rêts Mondiaux^ rue d'Aumale, sur le conseil de l'oncle Viorne... celui qui est mort il y a six mois, en me
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laissant toutes ces belles dentelles. L'oncle était du Conseil d'administration de cette banque ; il a beau- coup insisté, et finalement père et mère, assez peu enthousiastes au début, se sont décidés. Or, il est question, depuis une semaine, à mots couverts, dans les journaux, de l'effondrement d'une maison de crédit, qui serait précisément celle-là.
— Ah diable! C'est un accident fréquent au- jourd'hui.
— Ce qui ajoute encore à mon inquiétude, c'est que les parents ne se doutent de rien. Voyez-vous qu'ils se trouvent ruinés, comme cela, crac, du jour au lendemain!
Jean était ému de l'émotion de son amie et aussi d'une telle perspective. Par ailleurs, il songeait que cetle perte d'argent lui permettrait d'avouer son amour à Émilienne et de demander sa main, sans qu'on le soupçonnât d'une arrière-pensée de lucre. Mais, en ce cas, ne préférerait-elle pas épouser quelqu'un de plus riche que lui et qui rendît à sa famille la petite aisance indispensable.
La jeune fille, dont les regards bleus et mauves avaient pris une expression pathétique, continua : « Personnellement, je ne crains pas la misère. Mais je n'en supporte point l'idée pour papa et maman. Tout, je ferai tout, vous m'entendez, pour leur épargner ces affres horribles, étant données la fierté de papa et la timidité de maman. Maintes fois, je leur ai entendu dire, devant moi, que la totalité de leur avoir était maintenant dans cette maudite banque.
— Mais étes-vous sûre de cette déconfiture, ou
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bien est-ce simplement un racontar, comme il en court, depuis un an, sur toutes les entreprises de crédit?
— Vous avez raison, il faut s'en assurer... Êtes- vous libre cet après-midi?
— Je me rendrai libre au besoin, certainement.
— Eh bien, rendez-vous aux galeries de l'Odéon,, à trois heures. Vous m'accompagnerez rue d'Aumale et nous tâcherons de nous rendre compte de la situa- tion par nous-mêmes.
Jean ne put s'empêcher de sourire : « C'est que rien ne ressemble, du dehors, à une banque prospère comme une banque qui va déposer son bilan. Du moins, je le suppose. Les garçons de bureau ne portent pas le deuil... avant. Ni les dactylos.
— Vous me prenez donc pour une petite fille- J'ai là un ami, un chef de service, M. Cometais, es qui j'ai toute confiance — attendu qu'il a un sen* timent pour moi — qui est un financier remar- quable, et qui me dira sûrement la vérité,
— Ah! M. Cometais a un sentiment pour vous, et il me faut vous accompagner à son bureau! Eh bien, vous me faites faire un gentil métier !
— Je vous le demande comme un vrai service. Songez donc si papa et maman n'avaient plus la moyen de garder leur appartement, ni de jpayer les gages de Félicie !
Fort Imaginatif lui-même, Jean trouvait que l'imagination d'Érnilienne allait vite. Même s'il per- dait ses économies, le professeur Viorne était assez célèbre pour se faire rapidement, le jour où cela serait nécessaire, une belle clientèle. Mais, à celte
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supposition faussement rassurante, la jeune fille secouait la tête : « Père est un véritable savant, il « vit dans la lune. Ses travaux de psychologie « pathologique n'ont pas actuellement de conclu- « sion pratique et visent une catégorie de malades « — les aliénés, ou semi-aliénés — pour lesquels il « faut une installation spéciale, un sanatorium, « autant dire un premier établissement de plusieurs « centaines de mille francs.
— Il les trouverait, avec sa grande réputation.
— 11 les aurait peut-être trouvés avant la guerre. Aujourd'hui, c'est autre chose. Les capitalistes vivent dans la méfiance et dans l'attente. La mort de mon frère Louis, à la fin des hostilités, a enlevé son énergie à papa. Et puis on ne change pas sa vie à soixante-cinq ans.
L'angoisse de la jeune fille était si réelle, si poi- gnante que Jean, à son tour, en fut effrayé : «Tout, je ferai tout, répétait-elle, pour assurer à ces pauvres gens une fin tranquille. Malheureusement, je n'ai ni relations ni appuis. Nos amis sont ou des médecins, d'un égoïsme effrayant, car la fréquenta- tion de la maladie et de la mort dessèche le cœur en général...
— Mais non, mais non.
— Mais si, Jean, et vous le savez comme moi... Ou des petits bourgeois grippe-sous et que la cherté de la vie affoUe. Nous n'avons, dans notre entou- rage, aucun nouveau riche.
Ici, le jeune étudiant pensa aux relations de sa mère, qui fréquentait de richissimes banquiers, notamment un certain Gantois; mais il avait Tin-
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tuition que mieux valait laisser cela dans Tcmbre, et même dans la nuit. Le professeur Viorne était un homme d'une certaine rigidité, porté, par ses études, à voir le mal partout et que le simple aspect d'une femme en grand décolleté alarmait. Il ne parlait jamais à Jean de sa famille, et M°^® Viorne imitait cette réserve. Il serait temps d'aborder la question, le jour où des fiançailles seraient en vue. Le brave garçon comptait, à ce moment-là, demander conseil à Tancrède d'Allaume, grand arrangeur de difficultés de cet ordre et revêtu, en outre, de son double prestige de gentilhomme et 4*auteur dramatique célèbre.
— Comme il fait sombre, dit Emilienne pour changer de conversation, et cet orage qui n'éclate pas î
Ils se séparèrent, après que Jean eut averti la jeune fille que le docteur ne rentrerait pas déjeuner :
— C'est un peu bête, j'oubliais le prétexte de ma visite...
— Le prétexte?... Il rougit :
— Je veux dire, le motif. Alors à tantôt, trois heures, Odéon, côté de la librairie Flammarion. Ne vous dérangez pas pour m'accompagner. Je connais^ le chemin.
Il n'avait qu'à traverser la rue pour rentrer chez lui. De son balcon, il apercevait Emilienne au sien, et ils s'adressaient parfois, de loin, de petits bon- jours discrets. Comme il passait sous le porche :
— Monsieur, dit la concierge qui faisait les cui- vres, une loque à la main, madame votre mère est chez vous.
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Il élait assez rare que Mariette vînt ainsi chez son fils, en surprise, demander à déjeuner. Mais celte petite escapade était alors, pour elle et pour lui, une grande fête. Elle apportait un plat froid, générale- ment une volaille, une salade de légumes, et mettait le couvert elle-même, aidée de la femme de ménage, pendant que celle-ci gémissait sur ses rhumatismes. Ce matin -là, on lui aurait donné trente ans, à la Sauveterre ; son teint clair, relevé par un corsage légèrement échancré de dentelles noires et animé par la joie, semblait le reflet d'une conscience pure; nul n'aurait soupçonné que ce corps blanc, jeune et souple, plein d'élan, puis penché sur les travaux ménagers et la gourmandise, eût servi aux plaisirs de plusieurs hommes, trop souvent exigeants et ardents. Elle et Jean — son Jean — s'embrassèrent trois ou quatre fois, car elle se moquait pas mal de sa poudre.
— Que tu es chic, maman ! Tu vas au bal en sortant d'ici?
— Non, jeune crétin. Je ne suis pas chic. Je suis à mon aise à cause de la chaleur. Cet orage se fait vraiment trop désirer.
Juste à cet instant, un roulement sourd passa, sous la nuée noire, au-dessus du vieux Paris. Un coup de vent fit battre les fenêtres ouvertes.
— Nous avons comme menu un pâté, dit Mariette, le vieux veau et jambon classiques. Il n'y a encore que ça de vrai. Je pense qu'il te reste un fond de moutarde. Plus, une salade de haricots blancs, que j'assaisonnerai moi-même, si tu permets. De quoi se composait ton déjeuner?...
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La femme de ménage répondit :
— Une côtelette et deux œufs au miroir, comme d'habitude.
Elle préférait « au miroir » à « sur le plat », comme plus distingué. Puis, sans attendre qu'on lui en donnât l'ordre, elle se retira discrètement dans sa minuscule cuisine, laissait en tête à tête la mère et le fils. Mariette inspectait à son tour la tenue de son garçon :
— Qui t'a fagoté ce complet de couleur indécise 7 Un petit tailleur de quartier au moins.
— Mais non, il vient de chez Stultin, rue de Tournon.
— C'est ce que j'appelle un petit tailleur de quar- tier. Le veston t'engonce, te « tible », comme on dit dans le Loiret. Tu vas me faire le plaisir de t'en commander un autre, que je te paierai, chez Fred et Verseur, rue de la Paix. Ou plutôt je choisirai l'étoffe dès demain et tu passeras pour tes mesures après- demain.
— Ohl maman, c'est de la prodigalité! Et com- bien inutile. Pour un candidat à l'internat des hôpi- taux, la tenue n'importe guère, tu peux m'en croire, et Fred et Verseur sont superflus.
— Erreur. Ton père était très soucieux de son vêtement et c'est ce qui me l'a fait remarquer d'abord. Si tu veux plaire aux jeunes filles — et aussi aux femmes —, crois-moi, renonce à ce Stultin.
Tout en parlant, mangeant, riant, Mariette regar- dait autour d'elle, s'assurait que son chéri ne man- quait de rien d'essentiel. Elle avait l'œil prompt et implacable, remarquant tout objet nouveau, toute
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dégradation d'un objet ancien : « Madame l'inspec- trice », l'appelait Jean, moqueur. De lemps en temps, il prenait sa belle main, tendrement, par-dessus la petite table, puis la remettait sur la nappe, avec précaution, ainsi qu'un bijou précieux. Alors que son regard pénétrant fuyait celui de l'homme, tou- jours chargé d'une enquête ou d'une inquiétude importunes, elle buvait des yeux son enfant, qui lui représentait toute la beauté, toute la noblesse de cœur, toute la spontanéité d'ici-bas. Cependant, les démonstrations extérieures de cette véritable passion maternelle n'avaient rien d'excessif, ni de roman- tique, ni même de simplement théâtral. Femme d'un goût parfait, jusqu'à l'extrémité de ses ongles roses, la Sauveterre se serait bien gardée d'effaroucher son fils, ou autrui, par l'étalage d'un sentiment trop profond pour supporter rien de factice, aucun orne- ment vain. Sa vie était suspendue à celte vie, voilà tout. En sa présence, elle ne sentait plus aucune souillure. Elle se voyait presque comme il la voyait. Elle mettait volontiers la conversation sur ce mari, dont la mort avait été pour elle à peine une déli- vrance, et qu'elle n'avait jamais aimé, auquel elle ne pensait jamais, en dehors de cette pieuse petite comédie périodique. Elle aurait voulu transmettre à cet enfant candide et vif toute son expérience terri- ble, mais dénuée de toute sa perversité. Craignant pour lui une instruction trop exclusivement scienti- fique, par là même incomplète et faussée, elle lui parlait art, philosophie et littérature, avec son sens aigu des nuances, cherchant à l'intéresser le plus possible, à lui inculquer le respect de ce qui esi
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réellement beau et roboratif. Lui se laissait faire, respectueux, l'admirant, heureux de cette douce supériorilé de l'esprit dont elle le maniait et l'entou- rait, sans le blesser ni l'humilier. C'eût été un spec- tacle émouvant que celui de cette malheureuse, perdue dans la matière, vouée à tous les fléaux, directs ou indirects, de l'amour vénal et charnel, mais ne dévoilant à son fils que ce qu'il y avait en elle de non corrompu et n'agissant sur lui que par les pures voies spirituelles. Ce spectacle, malheu- reusement, une simple femme de ménage était inca- pable de le comprendre, tout comme la concierge, et toutes deux se creusaient la tête pour savoir « ce qu'il y avait là-dessous » et ce qu'était cette mère élégante, tombée de la lune, qui parlait efiectivement comme une mère, montrait toutes les sollicitudes d'une mère, sans cependant avoir l'air d'une maman. Mariette faisait son café elle-même, dans un petit appareil spécial, que Jean rangeait ensuite soigneu- sement au fond d'un placard, et elle le buvait brû- lant. Elle regarda sa montre. Le temps passait vite. Déjà deux heures ! Il lui restait à parler des vacances, grave problème posé chaque année depuis la guerre et chaque année vaillamment résolu.
— Mes vacances, maman, elles compteront peu cette année. Jusqu'au 15 août, je ne quitte point Paris, à cause des conférences de l'internat. A cette date, où seras-tu, toi?
— Oh ! moi, en pleine frivolité ; à Deauville ou ailleurs. Je ne t'invite pas et, si je le faisais, tu te garderais bien de venir, mondain comme je te connais.
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— Certes, ^a plage à la mode n'est pas mon affaire. Nous irons sans doute, avec des copains, passer une quinzaine à Fontainebleau.
Jean n'ajoutait pas que les Viorne iraient, comme chaque année, en villégiature à Barbizon, et qu'il espérait être invité, une ou deux fois, à passer la journée chez eux. Quant à septembre, eh bien, le 15, il rentrerait à Paris pour le dernier coup de fion du concours. Restait la période du 1" au 15, sur laquelle il n'était pas encore fixé. Sa mère l'attendait là. Elle lui expliqua que Tancrède d'Al- iaume insistait pour que le fils de son vieil ami Oranoff vînt faire l'ouverture de la chasse le 5 sep- tembre, à Tancrède même : u C'est un admirable do- maine, près de Blois. J'y ai séjourné jadis quelque temps, avec ton père. (Elle y avait séjourné, en effet, mais dans. des conditions fort différentes). De là, tu pourras aller rendre visite à ta tante Hévin, à Mi- menée, à 6 kilomètres, avec ta bicyclette. Je sais qu'elle a le plus grand désir de t'embrasser. Cela ne lui est pas arrivé trois fois depuis la guerre. Nous ne nous fréquentons guère, Jeanne et moi, à cause de nos existences fort différentes. Mais nous nous aimons bien. Ta tante n'a pas d'enfant. Elle est veuve. Tu es son héritier direct.
— Oh! maman.
— Je sais que tu n'as pas de sentiment vil. Il n'est pas moins certain que cette fortune et cette terre te reviendront, un jour ou l'autre, et qu'il serait absurde et méchant, de ta part, de ne jamais rendre visite à ta tante. Alors, voilà l'emploi tout trouvé de ta première quinzaine de septembre.
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Il y eut un silence. Jean réfléchissait et il déclara : « Programme excellent. Il n'en est pas moins un peu bêle que nous n'ayons pas passé ensemble une se- maine de vacances depuis 1913, où tu m'as promené, pendant un mois, en Savoie. On croirait, ma parole, que, quand vient l'élé, toi et moi nous sommes fâchés. » Mais, celte boutade à peine lancée, il en eut du regret, voyant s'assombrir le front maternel : « Là, c'est idiot ce que je dis. Je me plains de ma propre sauvagerie. Allons, tu ne m'en veux pas, maman adorée; embrasse-moi bien fort, et à di- manche 7 heures. Je serai exact. Ohl le pot-au-feu, je t'en supplie, le pot-au-feu ! Le dernier était une merveille. »
Comme Mariette descendait l'escalior, elle se re- tourna encore une fois et envoya un baiser à son Jean, allègre et robuste, appuyé sur la rampe : « Tiens, écoute, un autre coup de tonnerre! Celte fois, je pense que ça y est. Ne t'inquiète pas, j'ai un parapluie et je trouverai une auto boulevard Saml- Michel... »
— Elle a son auto. Elle ne s'en sert pas. Voilà les femmes », songea le garçon. Il avait juste le temps de rejoindre Emilienne à l'Odéon. Comme il y arrivait, la pluie commençait à tomber, en averse, accompa- gnée du fracas de la foudre, et de larges éclairs illu- minaient le Luxembourg et le Sénat. La jeune fille l'attendait, en robe blanche, une légère ombrelle de soie bleue à la main. En véritable Parisienne, elle ne tenait aucun compte des menaces météorologiques et se chaussait, quelque temps qu'il fît, de petits souliers, minces et clairs, de conte de fée.
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— Nous voilà frais... dit-il en l'apercevant. Il n'y a qu'à patienter, jusqu'à ce que ça passe.
— Prenons l'autobus.
— Y songez-vous! C'est une tuerie pour trouver une place. Voyez plutôt.
En effet, les gens se bousculaient dans la tour- mente, à l'appel des numéros, avec cette hâte aveugle et sauvage qui ferait affronter mille fois la mort au 67, plutôt que de laisser passer le 68 avant lui. Emilienne riait de bon cœur à ce spectacle, avec une délicieuse petite fossette au coin des lèvres. Ils prirent le parti de s'intéresser aux bouquins qui gar- nissaient les étalages : « Vous avez lu ceci?... Et cela... Me conseillez-vous ceci?... » Elle fit cette ré- flexion : « Les circonstances qu'inventent les romanciers sont toujours beaucoup moins com- plexes que celles de l'existence. De sorte que le lecteur complète mentalement l'auteur, au lieu que ce soit l'auteur qui enrichisse l'imagination du lecteur. »
a Comme elle est forte... et ingénieuse! « son- geait le jeune homme. Il admirait tout ce qu'elle di- sait, l'accent avec lequel elle le disait et, dans son rire approbatif, passaient tous les émerveillements de l'amour. Il se demandait s'il n'allait pas lui faire une déclaration, là, debout, entre ces biblioihèques et ces trombes d'eau, afin d'en finir, une bonne fois, avec ces préliminaires. Puis il eut deux peurs : celle de l'effaroucher, celle d'être rembarré. La seconde, pire que la première. Finalement, il prit le parti de l'abstention.
— Vous avez encore votre mère?... » demanda-t-
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elle, par une pente naturelle de sa pensée, allant de ses parents à ceux de son ami.
Il répondit : « Oui, et je l'aime profondément, bien que nous nous voyions rarement. Elle fréquente le monde, et je le déteste; elle est affable, et je suii sauvage; elle est confiante, et je suis méfiant.
— Vous êtes son unique enfant?
— Vous l'avez dit. J'ai une tante qui vit en pro- vince, près de Blois, où elle dirige une grand li ferme. Maman, bien que très distinguée et mémo cultivée, est de fort petite extraction, fille d'un agent subalterne des cliemins de fer. Mon père, qui était ingénieur en Russie, est mort jeune, et elle s'esUré- fugiée dans son souvenir.
— C'est ainsi que je comprends le mariage, fit Emilienne songeuse. Une seule pensée pour deux, et, quand l'un s'en va de ce monde, l'autre garde fidèlement cette pensée. C'est la vraie union. Mais cela semble infiniment rare.
La pluie d'orage ayant cessé, un arc-en-ciel cita- din montra son prisme incomplet au-dessus des toits ruisselants. Une antique voiture à cheval cher- chait fortune; Jean l'appela, fit monter dedans sa compagne, donna au cocher l'adresse de la banque. Comme ceux qui auraient trop de choses à dire, et trop intimes, ils ne trouvaient plus de sujets de con- versation. L'éloge de Barbizon et de la forêt de Fon- tainebleau les mena jusqu'au quai. Ils passèrent, de là, aux difficultés du concours de l'internat et à la puissance de travail et d'investigation du professeur Viorne. Sur ce thème, l'étudiant parlait d'abondance et avec une fougueuse sincérité. Ils arrivèrent ainsi
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rue d'Aumale, devant une maison moderne, d'aspect froid et triste, où résidait la Banque des Intérêts Mondiaux. Une plaque de cuivre indiquait qu'elle occupait le premier étage. Cette absence de toute réclame tapiigeuse eût dû sembler de bon augure. Jean, néanmoins, n'était pas rassuré, et le premier aspect des bureaux, à peu près vides et déserts, acheva de le mettre en défiance. Comme si elle devi- nait sa pensée : « Il est plus de quatre heures, dit Emilienne, le personnel doit être parti.
— M. Cometais est-il encore là? demanda-t-elle à un garçon de banque, qui rangeait des dossiers dans un coin.
— Oui, madame. Je crois qu'il est chez lui. Qui dois-je annoncer?
Elle donna son nom et fut aussitôt introduite dans une pièce confortable, où travaillait un grand bon- homme, grisonnant et barbu, aux yeux luisants, qui se leva avec empressement dès qu'il l'aperçut : « Très honoré, mademoiselle. Il y a déjà quelque temps, me ?emble-t-il, que je n'ai eu le plaisir de votre visite. »
La jeune fille présenta : « M. Jean Oranoff, un élève de mon père et un ami de ma famille, qui a connu mon oncle Viorne... », et cela choqua tin peu son camarade qu'elle mentît si résolument. Il fallait bien expliquer sa présence à lui. Elle entra tout d-.^ suite dans le vif du sujet : « Je suis venu vous trou- ver, monsieur Cometais, parce que je sais votre loyauté. Il court de mauvais bruits sur notre maison. M. Oranoff, que voici, en a reçu l'écho comme moi. On raconte que des retraits de fonds considérables
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auraient eu lieu, ces temps derniers, qui rendraient difficile l'échéance de juillet, et que le président du Conseil d'administration aurait donné sa démission. Nous pensons bien qu'il s'agit de simples racontars. Mais il ne serait peut-être pas mauvais d'y couper court, par une note ou un communiqué de presse, ;i vant que l'alarme fût jetée, de cette façon anonyme, dans le public. »
Elle s'exprimait avec une parfaite aisance et un manque de timidité dont Jean était surpris. La petite demoiselle aux beaux cheveux blonds, au fm profil vaporeux, se révélait comme une femme de tête, et même ayant l'habitude des placements. Jamais le professeur Viorne ni sa femme, n'eussent osé une telle démarche. Le chef de service Técoutait avec une gêne qu'il cherchait en vain à dissimuler, battant des paupières et se demandant s'il fallait révéler à ces visiteurs inopinés une minime parcelle de la triste vérité, ou s'il valait mieux nier en bloc et les rassurer complètement. 11 prit ce dernier parti et feignit, un peu tard, l'étonnement. Son regard troublé démentait la fermeté de ses paroles : « Rassurez-vous, mademoiselle, et rassurez vos parents... Mais asseyez-v^s donc, monsieur, je vous en prie... Cette difficulté d'échéance a été ima- ginée, de toutes pièces, par des concurrents dé- loyaux. Jamais les atfaires de la banque, liées d'a:!- leurs à celles de l'État Français, n'ont été plus prospères ; et si votre cher oncle vivait encore, mademoiselle, il serait content de notre gestion et il nous féliciterait. Ce qui a pu donner naissance à ces bruits absurdes, c'est qu'afîn d'augmenter le
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fonds de roulement, nous avons décidé, lors du der- nier conseil, de ne pas augmenter les dividendes des actionnaires cette année. Mais nous remboursons les dépôts à guichets ouverts et, si vous désirez votre compte, je veux dire celui de vos chers parents, nous le tenons à votre disposition, le temps de liqui- der les affaires excellentes, dans lesquelles il est engagé. »
Le jeune homme remarqua que le battement des paupières de M. Cometais s'accentuait à l'énoncé de cette proposition, d'ailleurs frivole, vu l'imprécision du délai demandé. Sans rien connaître aux choses financières, il trouvait ces explications filandreuses et le ton, avec lequel on les donnait, alarmant. Emi- lienne, au contraire, semblait tranquillisée et ennuyée maintenant de sa démarche, fondée sur une calomnie. Un peu plus elle aurait fait des excuses à M. Cometais, qui se lançait cette fois dans des com- pliments assez fades, avec une mine de satyre mai assagi : « 11 a une tête de maison centrale », son- geait Jean, avec la haine rapide des amoureux pour celui qui a l'air de faire attention à l'objet de leur amour. Le manieur d'argent expliquait l'importance de sa banque, les services qu'elle rendait au pays, par ses nombreux comptoirs exotiques, l'augmenta- tion incessante de ses débouchés : « Nous ouvrons, cette semaine même, un comptoir à Bombay, oîi nous concurrençons l'Angleterre. Nous sommes, sans doute, actuellement, malgré le marasme général, le seul établissement de crédit français dont toutes les opérations soient saines, intéressantes et d'une portée hautement patriotique. C'est ici la maison de
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'.'€rre dont parlait Guizot dans son fameux discours. Dites-le bien haut, monsieur, mademoiselle, à vos relations. »
Comme les jeunes gens prenaient congé, M. Come- tais baisa galamment la petite main d'Émilienne et serra avec vigueur celle de Jean. On entendait, dans le fond du vaste appartement, comme derrière deux ou trois portes fermées, un bruit sourd de contestation, ou de dispute, et les jappements étouffés d'un petit chien. Le garçon de bureau bâil- lait et s'étirait. Cette maison du chèque et de l'or sentait la dèche. Une fois dans la rue, Jean en fît la réflexion : « Oserai-je vous avouer que votre flirt ne me revient guère. Ses dénégations semblaient d'abord entortillées, ensuite trop péremptoires. A la place de vos parents, je retirerais de là mes capitaux.
— Allons bon! fît Émilienne, stupéfaite. Et moi qui m'en allais toute rassérénée. Mais non, ce n'est pas possible I Un brave homme, un financier comme M. Cometais ne mentirait pas à de vieux clients et amis tels que nous, à la propre nièce de l'oncle Viorne, un des fondateurs de la banque. Vous êtes bien un élève de papa. J'ai remarqué que l'étude de la pathologie me^ntale et des psychoses communique, à ceux qui s'y adonnent, une méfiance maladive. Il faudrait, pour cela, un mot grec. Comment dit-on se méfier, en grec ?
— Apistein.
— C'est cela, de l'apistomanie. Vous êtes, mon pauvre ami, un apistomane.
Puis, après un silence : « Voyons, qu'avez-vous remarqué de louche, d'anormal, simplement de sin-
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gulier, voire d'alarmant, daas les explications de mon pauvre flirt ?
— Vous voulez que je spécifie?
— Je l'exige.
— Sa figure. C'est un faux raisonnable, ce type-là, un passionné, qui porte un masque. Il ne me revient pas du tout.
— Et encore ?
— Eh bien, quand il vous a parlé de rembourser les dépôts, il a eu, au coin de l'œil, un tic caracté- ristique, du blagueur qui voit partir sa blague et qui regrette déjà de l'avoir lancée. Je suis désolé de ne point partager votre sympathie pour M. Cometais et votre sécurité quant à sa franchise ; mais vous m'avez dit qu'il s'agissait de ruine totale pour les vôtres. C'est pourquoi, moi aussi je suis franc.
La jeune fille continuait àréfléchir. Elle murmura : « Mais non, c'est impossible... î » et conclut brusque- ment qu'elle avait raison : « Tenez, ne parlons plus de ça. Vous me feriez regretter de vous avoir mis au courant de mes sottes pensées. L'État ne laisserait pas crouler une maison de cette importance et dont la chute compromettrait son crédit. » Elle resservait ainsi, à quelques minutes d'intervalle, les arguments de M. Cometais, et Jean commençait à comprendre le persistant aveuglement des actionnaires d'une société quelconque, lequel ne cesse qu'avec le krach définitif. Lui, cependant, qui se croyait clairvoyant, ne s'était jamais demandé pourquoi sa mère, qui l'adorait, le tenait à l'écart de sa propre vie et fuyait, à certains jours, l'interrogation rapide, et tout instinctive, de ses yeux d'enfant. L'esprit d'obser-
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vation des humains les mieux doués, à ce point de vue, s'arrête à ce qui les touche immédiatement et chacun porte avec soi son cône d'ombre et d'erreur, qui a le cercle et la profondeur de sa tendresse et de son émotion.
Les êtres jeunes et normaux s'attirent par leur ressemblance profonde et voilée, beaucoup plus que par leur contraste. Du moins, l'attraction du sem- blable est-elle bien plus durable et enchaînante que celle des différences. Mêlé d'un sang russe et rêveur — celui de son père — et du sang trouble et singu- lier des Sauveterre, Jean avait en lui de grandes pos- sibilités Imaginatives et romanesques; or cela se passait en dehors de son caractère, qui demeurait loyal et droit, comme sans influence congénitale, comme s'il eût été créé avec lui. Fille d'un père génial et d'une mère concentrée, à tendances mys- tiques, Émilienne aussi était Imaginative, Émilienne aussi était romanesque; mais ses images excessives n'étaient point, comme chez Jean, séparées de l'acte par une cloison étanche, et elles pouvaient empiéter sur sa raison. L'immense tendresse qu'elle portait à ses parents la rendait capable d'une folie. Celle que Jean portait à sa mère n'entamait point, chez lui, le sens de l'honneur ni du devoir. Nos deux grands dramaturges classiques définissent ces deux catégories distinctes, bien que voisines. Émilienne appartenait à Racine et Jean appartenait à Corneille. Un égal appétit lyrique faisait leur rencontre.
La complète liberté d'allures que ses parents,, cependant timorés, laissaient à la jeune fille, tenait à leur confiance en sa sagesse. Nous venons de voir
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que celle-ci était fragile. Maître de la psychologie normale et pathologique, le professeur Viorne ne s'en doutait pas. Il avait écrit un ouvrage remarqué sur le déséquilibre du jugement et de la sensibilité sentimentale et sensuelle, à l'époque de la puberté, chez les jeunes garçons et les jeunes filles ; il se com- portait comme si les règles, posées par lui, ne s'ap- pliquaient pas à son enfant. Sa femme et lui, sans s'en douter, vivaient à côté d'un être adorable, certes, mais impulsif et influençable au plus haut point, qu'ils donnaient comme modèle d'éducation réussie à leurs amis. Les mères disaient à leurs filles, dans le milieu de la Faculté : « Puisses-lu devenir uneÉmilienne Viorne! » Et cela faisait à la jeune fille, parmi ses contemporaines, une réputa- tion imméritée de sainte Ni touche. Car elle était capable de surprises et de soudainetés, mais sans nulle hypocrisie.
Ce môme jour, où les deux jeunes gens allaient tâter le pouls capricant de la Banque des Intérêts Mondiaux^ Mariette Sauveterre, ayant son idée en tête, se rendait rue Jouffroy, chez Denise Gantois, nièce de son richissime amant Olivier Gantois, lequel lui payait, depuis 1914, son loyer de la rue Ray- nouard, ainsi que sa villégiature annuelle à Deau- ville. Moyennant quoi, ce viveur morose et brutal se voyait épargner les difficultés, embûches et rebuf- fades de la chasse au corps féminin. Rapproche- ments, règlement des petites querelles courantes, débats d'argent toujours ennuyeux, ruptures, etc.. Mariette se chargeait de tout. Ainsi dominait-elle le financier, mauvais et grifi'u comme tous ses pareils,
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de toute son expérience jointe à sa redoutable finesse. Elle le connaissait beaucoup mieux qu'il ne se connaissait lui-même. Il lui avait laissé voir, à diverses reprises, quelque mépris et pas mal de féro- cité. C'est pourquoi, au fond, elle le détestait et n'était pas fâchée de lui jouer un tour sanglant et sournois, tout en faisant plaisir à un ami. C'est h propre des hommes d'argent d'ignorer les haines qu'ils inspirent, principalement à ceux qui les exploitent et qu'ils exploitent d'une autre façon.
Denise Gantois avait hérité de bonne heure d'une grande fortune, qui faisait d'elle, jointe à sa beauté, un parti recherché. Elle était spontanée, légère, vio- lente, élégante, assez sportive et se cro^^ait lettrée. Elle avait vingt-cinq ans. Depuis la mort de sa mère„ survenue six ans auparavant, trois ans après celle de son père, elle négligeait ses devoirs religieux, ne se confessait plus et manquait ainsi du frein essen- tiel dont avait besoin sa nature peu réfléchie. Elle ne s'intéressait qu'aux hommes célèbres et ne vou- lait épouser qu'un écrivain, ou un artiste connu,, qu'elle pourrait admirer et choyer. Elle professait le mépris des mondains, des politiciens et des finan- ciers. Elle ne manquait ni d'esprit, ni d'entêtement, ni d'orgueil. Elle se doutait du rôle équivoque joué par Mariette auprès de son oncle, mais elle avait cepen- dant une certaine sympathie pour elle, à cause de son intelligence, de son instruction et de son amour maternel. Elle se disputait, sur ce sujet, avec sa vieille gouvernante Alberte, pour qui la Sauveterre était « une traînée, une garce et rien de plus ». Elle lui disait en riant : « Tais-toi donc, ma vieille, tu n'y
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entends rien. » D'ailleurs elle n'aurait jamais admis que quiconque, femme ou homme, pût représenter, quant à elle, un danger. Étant brave, il suffisait qu'on lui signalât un risque pour qu'elle voulût l'affronter aussitôt.
Prévenue de la visite de Mariette, Denise l'atten- dait, vêtue d'un peignoir couleur feu, qui seyait à sa magnifique chevelure brune et à ses yeux ambrés, comme ceux de certains félins. Ses bras nus mon- traient une courbe suave. Elle était longue et bien proportionnée, portait des bas de soie orange à tiges noires et des mules mordorées, échancrées large- ment sur le côté; de sorte qu'on voyait la ligne cam- brée de ses pieds minces et, quand elle remuait, leurs gentils mouvements.
Aucun de ces détails n'échappa à Mariette, dès qu'elle fut introduite, par la sévère Alberte, dans le petit salon de la rue Jouffroy, encombré de vitrines, elles-mêmes remplies de volumes rares et de bibe- lots de prix.
— Bonjour, ma chère.
— Bonjour, madame.
— Oh! non, pas madame. Appelez-moi Mariette, ou ne m'appelez pas du tout. « Madame » est trop cérémonieux, et met trop de distance entre vous et moi. Quel charmant peignoir, et comme il vous va! C'est de Jenny et Jenny au moins?
— Fait à la maison, homespun, s'écria la belle Denise, triomphante, et sur mes indications encore.
— Vous me prêterez le patron, ô grande artiste, afm que j'en bousille un à mon usage. Car je ne suis pas bonne couturière. Mais ce n'est pas de cela qu'il
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s'agit, et vous comprenez bien que, si je vous ai demandé un rendez-vous, et dans les quarante-huit heures, c'est que j'ai quelque chose de pressé et d'important à vous communiquer.
— Une demande en mariage!... Denise eut un beau rire franc, aussitôt suivi de cette rosserie. — Je sais, par mon oncle, que c'est votre spécialité. Je vous préviens que je suis très difficile et que je ne me contenterai pas d'un brave petit danseur; même s'il est dans la diplomatie
Mariette avala la couleuvre. Elle en avait avalé bien d'autres et ces reptiles ne séjournaient pas long- temps dans Son estomac : « Gantois se vante, en effet, d'être votre précepteur de morale et votre directeur de conscience. Laissez-moi espérer qu'il exagère et que vous avez votre vision et votre volonté person- nelles, bien à vous. »
Parlant ainsi, la visiteuse plantait (c'est le terme exact), dans les yeux chauds de son interlocutrice, ses yeux pers, d'une immobilité surprenante, décidés, comme deux javelots. Elle avait la faculté de ramasser toute son énergie, toute sa puissance intel- lectuelle dans ses regards et il lui semblait qu'elle entrât alors, victorieuse, dans la citadelle de l'âme adverse, qu'il s'agissait de réduire et d'emporter. Du premier choc, elle se rendit compte, avec sa grande habitude de ce genre de transmission, que les pru- nelles dorées de Denise admettaient l'effluve, la rece- vaient, la subissaient. Elle connaissait le silence concomitant, ce petit trou sombre, creusé entre la surprise et l'acceptation aiguë, dont il s'agissait de faire une soumission chronique. Elle tenait ce pou-
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voir dangereux, accompagné d'une science licen- cieuse plus dangereuse encore, de la nature, non d* l'enseignement; et elle se sentait sûre d'elle-même.
La nièce du banquier s'efforçait de sourire, mais son sourire était contraint. Elle s'efforçait de dé- tourner le visage et ne le pouvait pas. Un balbutie- ment sortit de ses lèvres humides et rouges, qui disait : « Gantois ment.,. Il m'a menti... Pardonnez- moi... Je ne voulais pas... »
— Vous pardonner, ma chérie... [Mariette ne disait plus « ma chère »] mais quoi donc? Vous êtes un être exquis et farouche, que l'amour vrai saura conquérir.
De sa main nerveuse et longue, digne de Phidias» elle saisit la jeune fille à la taille, d'une flexibilité presque somnolente et la rapprocha d'elle, sans la quitter des yeux. La fascination commençait. Mariette manquait rarement son coup, mais c'était, cette fois, une de ses grandes réussites, et elle sentait ce corps charmant et malléable, comme le sculpteur la glaise tiède, à laquelle il va donner une forme. Denise poussa un voluptueux soupir. La Sauveterre aurait pu, en cette minute précise, à la faveur de ce trouble infini, lui commander n'importe quoi. Elle n'usa pas de son avantage et murmura seulement de sa voix grave, incantatoire : « D'Âllaume ; « vous aime, Tancrède d'Allaum.e. 11 désire vous y voir, vous entendre, jouir un moment, chez moi, « de votre adorable présence. Ne rougissez pas. K Tancrède d'Allaume, oui, le grand dramaturge, le K nouveau Racine. Il parle de vous sans cesse. Il * vous aime. Vous êtes son rêve constant. Il m'a
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« dérobé votre photographie. Mais je la lui repren- « drai, rassurez-vous. Denise, ma chère Denise, que « vous êtes belle, aussi bonne que belle! Vous ne « refuserez pas de venir chez moi, vendredi prochain, « quatre heures, où vous rencontrerez, avec un « délicieux émoi, cet homme célèbre, passionné, « riche comme vous et qui est le mieux élevé de sa « génération, un gentilhomme, un vrai, Tancrède « d'AUaume. »
Elle répétait exprès le nom, afin de l'imprimer dans la mémoire exaltée de la vierge, qu'elle tenait maintenant près d'elle, sur un canapé, comme un oiseau blessé et palpitant. Chose remarquable, c'était Denise, cette fois, qui recherchait la domi- nation du regard de Mariette, avec ce mélange de crainte et de reconnaissance qu'a l'esclave humiliée, heureuse de son humiliation. Mais ce prestige pou- vait être éphémère. Il s'agissait de le rendre durable : « Vous viendrez — fit la Sauveterre sur le ton du « commandement. — Vous viendrez vendredi à « quatre heures, mais vou'^ ne soufflerez mot à « quicon«\ue, ni de cette visite, ni de la rencontre, « ni de ce que je vous dis en ce moment. C'est bien « entendu, n'est-ce pas? Je vous ordonne, mon « enfant, le secret absolu. Il y va de votre bonheur. » ♦L'accent était devenu impératif et rauque. Con- vaincue de son pouvoir immédiat sur cette person- nalité sans défense — et dont elle avait compris, avec une rapidité diabolique, le démantèlement moral — Mariette pressait le mouvement. Il lui était déjà arrivé qu'un sujet d'une impressionnabilité aussi prompte que celle-ci s'échappât ensuite par la
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tangente d'un aveu fait à un tiers, d'un voyage, d'une retraite dans un couvent, ou un sanatorium, allât demander du secours, un appui au dehors. Le passage de la liberté intérieure à la servitude fascinée «t à l'imposition de la conscience d'autrui est ■oujours dangereux pour celle qui mène le jeu. Il y a quelquefois choc en retour, rébellion tapageuse de i'asservie et scandaleuse de l'entourage. La fille du garde-barrière d'Artenay avait une grande expé- rience de tous ces risques, amusants et divers, et prenait ses précautions en conséquence.
— Pourquoi ne me regardez-vous plus? — fit Denise avec l'accent chaud et ombré qui donne, dans la nuit, le vertige aux hommes. — J'étais si bien quand vous me regardiez.
— Vous vous en lasseriez à la longue. Vous son- geriez : « Elle m'hypnotise, ce n'est plus de jeu ». N'étiez-vous pas toute prête, quand je suis arrivée, à me traiter de procureuse, sur la foi de votre cher parent, mon ami?
— 0 vilaine, méchante, ne me rappelez plus ma stupidité! Ayez pitié de la pauvre Denise! Elle vous appartient.
Par un mouvement charmant et câlin, la jeune fille se blottit sur le sein de la rouée, et, relevant la tête, chercha de nouveau les prunelles mauves, qui dissolvaient délicieusement sa conscience et le sens de la réalité. L'autre se dérobait, puis faisait semblant de céder, puis se détournait encore, répé- tant : « C'est à mon ami Tancrède d'Allaume que ces exclamations doivent s'adresser; je ne suis que sa mandataire. Vous verrez comme il a les mains
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douces, et son corps, je le jure, ô belle effarouchée, est celui d'un homme de trente ans. » Car elle savait le pouvoir de l'image crue sur une jeune imagination frémissante.
— Que fricote-t-elle donc, la garce?» bougonnait Alberte qui ne voyait pas sans irritation se prolonger la visite de cette femme décriée par tous les four- nisseurs de la rue Raynouard, un grand nombre de bureaux de placement, et dont elle-même se méfiait. 11 y avait une portière épaisse, qui empêchait de percevoir les conversations tenues au petit salon. La vieille servante, ivre de curiosité, se glissa à quatre pattes jusqu'à la porte, souleva ce gênant obstacle, au risque d'être surprise dans cette position ridicule et acrobatique, et prêta l'oreille. Les deux femmes, d'un ton uni et tranquille, pariaient dentelles. Denise faisait une collection de « blondes » de toutes les époques, et aussi de vrai point de Chantilly. Puis elles s'entretinrent de reliures et de quelques ouvrages récemment parus.
Un brusque coup de sonnette retentit : « Zut, un visiteur I » gémit Alberte qui se retrouva instanîané- ment sur ses pieds goutteux. Déjà Denise apparais- sait, déclarant : « Je n'y suis pour personne ». Mais trop tard ! C'était son oncle Olivier qui, par une mal- chance incroyable, entrait sans se faire annoncer, et à une heure ot d'ordinaire il n'était jamais libre. Cet homme solide, trapu, au visage levantin, — bien qu'il fût né rue de Rivoli, — rasé, avec des mous- taches à l'américaine, eut un mouvement de surprise, en apercevant sa maîtresse, familièrement installée sur le canapé de sa nièce. Ce ne fut qu'un éclair. 11
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les savait en relations. Il ne supposait pas que ces relations fussent si cordiales. Il salua galamment Mariette, embrassa Denise sans façons.
— Que complotez-vous là, toutes les deux?
— Nous parlions des moralistes latins.
— Fichtre, fit le banquier en riant, voilà un vrai sujet de conversation d'été. Eh bien ! moi, j'arrive de la Bourse où il n'est question que de la déconfiture immédiate d'une nouvelle banque.
— Laquelle? fit Denise avec insouciance.
— Des Intérêts Mondiaux, ou, plus simplement, de la rue d'Aumale. Ça ne te dit rien. Avec cinq millions, on la renflouerait et ce serait encore, paraît-il, une bonne affaire pour le renfloueur. Mais il n'est pas question de ça dans Tacite, ni dans Suétone...
— Ni Tacite, ni Suétone ne sont des moralistes, observa Mariette avec douceur. Que vous avez donc chaud, mon pauvre ami ! Laissez-moi vous essuyer le front.
Pendant qu'elle atteignait, dans son petit sac, un mouchoir de fine batiste, la jeune fille, de son côté, allait chercher un vaporisateur. Gantois se laissait faire, promenant un regard attendri de l'une à l'autre. Il venait ainsi, tous les deux ou trois jours, s'assurer que sa nièce allait bien, qu'elle avait tout ce qu'elle pouvait désirer, qu'elle n'était pas exploitée outre mesure par ses serviteurs. En outre, il se tenait au courant des personnes quelle fréquentait et soudoyait Alberte à cet effet.
Mariette, par discrétion, prit congé. Denise l'accompagna dans l'antichambre, lui serra le bras au-dessus du coude, murmura d'un air complice ;
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« A très bientôt ! » Sa nouvelle amie plaça un doigt sur ses lèvres roses, lui recommandant ainsi, encore une fois, le silence. Comme elle rentrait dans le petit salon : « Elle est gentille, n'est-ce pas, cette Sauveterre ? » dit Gantois, d'un air détaché.
— Mais oui, un peu froide, très gentille, etje la crois serviable... répliqua la jeune tille, hypocritement. Elle se serait fait tuer plutôt que de prononcer le nom de Tancrède d'AUaume qui, depuis une demi- heure, lui brûlait l'âme, sur l'injonction de Mariette.
— Néanmoins, ajouta le financier au bout d'un moment, je ne te conseillerais pas de l'admettre dans ton intimité. Elle n'a pas une excellente réputation.
Denise se contenta de sourire, sans répondre. Elle avait sur les lèvres : « Tu t'en doutes un peu, mon bon oncle. » Gantois comprit et, avec quelque gêne et une légère fatuité : « Il y a peut-être un peu de ma faute. » Son étonnement fut vif d'entendre la jeune fille déclarer : « Cela ne me regarde pas. Je ne sais qu'une chose, c'est qu'elle est d'une intelligence merveilleuse et d'une délicate bonté. Le reste... » un mouvement de sa main fine indiqua que ce reste im- portait fort peu. Il en résulta quelque fraîcheur entre la jeune fille et son oncle, lequel, un quart d'heure après, mécontent de soi et d'autrui, prenait son cha- peau. Comme il tournait, dans son auto, le coin de la rue Jouffroy, Olivier Gantois crut apercevoir, serrés l'un contre l'autre, au fond d'une voiture venant en sens inverse, Madeleine Ibat, la jolie femme de chambre de Mariette, et un monsieur d'un certain âge, plutôt laid, qui ressemblait à maître Chemaus- san, à « Théophile », sans ses favoris!
CHAPITRE III
LE VENIN DANS LA BAGUE
— Alors, tu as raté cette petite VincenetI Tiens, tu ne sais plus t'y prendre, et j'ai bonne envie *de te supprimer ton automobile.
Ainsi s'exprimait cette brute de Touque, debout en face de Mariette, assise à sa table à coiffer, avec l'attitude et le ton d'un personnage de Forain. Pour le chiffre d'affaires et l'étendue de la clientèle, il était un des premiers bijoutiers de Paris. Mais il n'avait pas la considération de ses honnêtes con- frères, qui le considéraient comme peu scrupuleux, et capable, à Toccasion d'un rafistolage ou d'une expertise, de substituer une perle fausse à une vraie, un diamant de moindre valeur à un beau diamant. Cela tenait à son inconduite notoire. Bâli et velu comme un gorille, dont il avait le physique bestial, Touque en possédait les appétits et l'impulsivité. Bien que marié à une éaorme commère de « Taris- tocratie » du Sentier et père de trois enfants, aussi sommaires et coléreux que lui, il ne pouvait garda
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ni une jeune dessinatrice dans ses ateliers, ni une jeune dactylo dans son magasin. A deux cents mètres à la ronde, autour de son domicile, rue Tronchet, les trottins le connaissaient et le fuyaient, car il était exigeant et payait mal. A plusieurs reprises, le commissaire de son quartier avait dû lui adresser des remontrances, en raison de son goût pour les primeurs. On le ménageait, néanmoins, comme gou- vernemental et grand électeur républicain.
Mariette, dévêtue d'une douillette bleue, qui mon- trait son torse demeuré juvénile et la ligne char- mante de son échine rose, lissait ses cheveux blonds sans émoi. Elle expliquait, d'un ton uni, les rai- sons de son échec : « Rends-toi compte, homme u ignorant et passionné, donc injuste, de l'obstacle « dirimant que j'ai rencontré. Le mari, le cubiste <( de mari, Vincenet en personne, avait accompagné « sa femme chez la maman Prudevin. Je ne pouvais « tout de même pas expliquer, devant lui, à cette « petite nigaude, jolie comme un cœur, c'est évi- « dent, que tu avais, que tu as encore le désir de « coucher avec elle. Qu'est-ce que tu aurais fait à « ma place? »
— Je ne sais pas, — répondit Touque, soufflant dans son nez, en signe de mécontentement. — Ce n'est pas mon affaire. C'est la tienne. Tu passes pour infiniment habile, et même unique dans ce genre d'exercices. Je constate que ta réputation est usurpée.
— Trouve mieux... dit philosophiquement Ma- riette. — D'ailleurs ta grossièreté m'écœure, je ne tiens pas à ton automobile et tu es désormais prié de me ficher une paix profonde, dans le genre de celle
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de Versailles. Au bout de la rue Raynouard, tu trou- veras un autobus, qui te met presque à ta porte.
— C'est plutôt toi qui me mets à la tienne. Assez fier de ce jeu d'esprit, le bijoutier eut u».
gros rire, qui détourna le cours de son humeur. IJ affirma que ce qui était différé n'était pas perdu, que la petite Vincenet ne serait pas toujours flanquée de «son cornard à losanges et parallélipipèdes », et que Mariette saurait se rattraper. Ainsi, faisait-il, à lui tout seul, les demandes et les réponses, cepen- dant que la Sauveterre, en apparence indifférente, supputait le moyen de remplacer ce butor par quelqu'un de plus malléable et de mieux éduqué. Elle voyait venir le moment où Touque s'oublierait jusqu'à lui envoyer une gifle, comme à sa femme légitime, auquel cas elle ne pourrait se retenir de lui casser un flambeau, ou une potiche, sur le crâne. Ça ferait sûrement du vilain.
— Dînes-tu avec moi, ce soir? demanda Touque désireux de se faire pardonner.
— Non, je dîne avec mon amant.
— Lequel?
Cette grossièreté dépassait la mesure. Mariette se leva et montrant la sortie :.« Va-t'en! » Elle était belle, dans sa colère froide, les bras, la gorge et le dos à l'air. Touque en fut soudain remué et, au lieu de reculer, s'avança, l'air goulu, les yeux ronds.
— Va-t'en I — reprit la jeune femme, de la même voix impérative. Comme il lui saisissait les poignets, afin de la rapprocher de lui, elle ajouta avec viva- cité : « Prends garde! On ne m'offense pas impuné- ment. J'ai de quoi t'envoyer au bagne. » En effet,
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elle avait, sur ses débauches secrètes, quelques ren- seignements d'une grande précision. Cette menace, et Taccent avec lequel elle était proférée, parurent loucher le gorille au point sensible. Il desserra l'étau, devint livide, et, la voix mauvaise : «Soit, je pars. Mais pas avant que tu m'aies rendu la bague que je t'ai donnée, il y a un mois, pour ta fête.
— Avec plaisir I D'autant qu'elle m'a l'air en toc. Elle détacha de son joli doigt ce présent fastueux, qui était un rubis, ou un simili-rubis en cabochon, et le posa sur la table, où Touque le prit, avec un geste de voleur. Ce mouvement était si drôle, si spontané, que Mariette eut envie de rire.
— Adieu, la petite mère, porte-toi bieni
— Adieu, mon garçon et toi de même. Ton chauf- feur est à ta disposition, à partir de ce soir, avec ta bagnole.
« Quelle drôle de rupture! » songeait-elle, le quadrumane une fois parti. Cela vaut mieux ainsi. Ce Touque était très capable d'un esclandre public, qui m'aurait rendu la vie impossible. Mais comment ai -je eu la patience dé le tolérer aussi longtemps? Est-ce que, par hasard, je vieillirais?
Elle enleva la légère et brève douillette, qui rom- pait à peine la ligne harmonieuse de ses épaules, et s'examina avec soin dans sa psyché. Celle-ci lui renvoyait l'image de diverses perfections nullement altérées; car elle n'avait point de corset et demeu rait nue jusqu'à la ceinture, où commençait le jupon de dentelles roses. Ainsi Goya, dans certaines toiles, représente-t-il ses tentatrices. Le regard, étincelant bien que clair, le pli séduisant de la taille, le muscle
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court et lisse, prêt à serrer et à bondir, tout était apte aux jeux de Tamour. Elle ne se rappelait pas sans plaisir Téclair luxurieux du bijoutier, dans le moment même oti il lui reprochait d'avoir « raté » 1 LÛaire de la petite Vincenet : o C'est qu'elle ne me « vaut pas, la petite Vincenet; et Denise non plus « ne me vaut pas. Ce qui séduit les hommes, c'est « la crainte de n'avoir plus ce qu'ils ont dîjà eu, « de ne pas aroir ce qu'ils n'ont pas encore. » C'était ce même vendredi à cinq heures, le rendez- -•ous ayant été légèrement recollé, que le beau et morose Tancrède d'Allaume devait rencontrer la nièce de Gantois. Un dîner à trois était préparé pour la mise en train de cette affaire, à laquelle Mariette s'intéressait. Elle ne connaissait pas de plus grand plaisir que ces préliminaires de chute, sirtout dans un cas aussi difficile, où elle pouvait mesurer l'influence magnétique qui émanait d'elle, comme un radium. Depuis sa visite rue Jouffroy, la jeune fille ne cessait di lui téléphoner; et elle crai- gnait sans cesse que sa communication ne se mélâl à celle, quotidienne, ou même biquotidienne, du financier, son oncle.
Celui-ci, par ailleurs, occasionnait à sa maîtresse certains soucis. Depuis quelque temps, elle le sen- tait moins empressé, et elle le soupçonnait vague- ment d'avoir recours aux bons offices d'une rivale ignorée. Naguère il lui racontait tout : l'emploi minutieux de ses journées et le détail des bonnes fortunes, que la complaisance de Mariette lui ména- geait. Il n'en était plus tout à fait de même. Olivier était aussi sournois que violent et viadicatif. Gêné-
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reux dans le désir, il devenait pingre, quand celui-ci cessait. Or, son apport comptait pour beaucoup dans le budget coûteux de la rue Raynouard. Non seu- lement il payait le loyer, mais encore les séjours à Deauville, les fantaisies ordinaires et extraordi- naires. Le jour où il se retirerait, ou serrerait les cordons de la bourse, ce serait un fameux trou à combler: «Et cependant, songeait l'inconséquente, « je risque de perdre tout cela, pour Tamusement « de jeter Denise dans les bras de Tancrède. Il est « vrai que Tancrède me dédommagerait. »
Elle calculait qu'elle aurait besoin, pour son hiver, en plus de ses rentes, d'une cinquantaine de mille francs, destinés à quelques achats importants, au règlement de petites factures et à l'arrondisse- ment de la dot de Jean. D'Allaume, en cas de réus- site, — et celle-ci était désormais certaine, — avait parlé d'un cadeau royal. Il n'était pas homme à oublier sa promesse. En outre, les cinq mille francs par mois qu'il comptait consacrer à l'entretien de sa nouvelle conquête reviendraient sans doute, en tout ou en partie, à celle qui la lui aurait procurée; puisque Denise ne lui coûterait rien ; puisque, grâce à Mariette, il allait trouver enfin l'amour sincère, au lieu de l'amour vénal. Cette perspective fit que la rouée, en entrant dans sa salle à manger, où l'atten- daient une côtelette et deux œufs sur le plat, était d'humeur presque joyeuse ; car elle aimait deux fois l'argent: pour le dépenser comme une fille, pour l'économiser comme une mère; et l'absence d'un fort paquet de billets de banque dans son armoire à glace lui faisait peur. Elle avait gardé, d'une
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enfance pauvre, le vertige de la gêne et de la misère. Cette solitude de midi lui était chère. C'était là qu'elle combinait le- diverses ruses de son existence surmenée. Le soir, seule dans son lit, elle pensait à son fils et aux moyens de le marier honorablement, dans un milieu où ne parviendrait jamais aucun bruit fâcheux sur sa mère. Cela se trouverait mieux encore en province qne dans la bourgeoisie pari- sienne, où les ramifications sont nombreuses. Mais, comme elle se mettait à table, Madeleine, qui la ser- vait, lui dit, montrant une vive agitation : « Madame ne sait pas ce qui m'arrive?
— Non, ma petite. Maître Chemaussan t'aurait-il repris ton argent? Ces gens d'affaires sont capables de tout.
— Hélas, madame, pis que cela. Plaie d'argent n'est pas morteUe. C'est Paul Flan, qui me cherche des raisons, à cause de mon absence de trois jours. Il prétend, — elle eut un sourire charmant sur sa tristesse, — que je suis partie avec un monsieur, que je lui ai fait des cornes avant d'être sa femme, que je suis inondée d'un parfum cher, qui n'est pas son Chypre, que je suis une traînée; et il me menace de ne plus m'épouser, de me battre, de me perdre de réputation dans le quartier, d'écrire à ma famille, est-ce que je sais! Ah! c'est qu'il est joliment en colère. Je ne l'ai jamais vu comme ça.
— Voyons, ne t'émouspas. Homme qui crie se cal- mera vite. Que lui as-tu répondu?
— Qu'il était un menteur et un imbécile ; que je m'étais absentée pour madame, sur l'ordre de ma- dame ; que c'était madame qui me donnait mon par-
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fum et que, s'il me traitait comme ça, c'était moi qui lui rendrais sa parole.
— C'est excellent. Ne bouge pas de cette attitude. Où est-il, ton Flan, en ce moment?
— Dans la cuisine, avec Joseph. Si madame pou- vait lui parler. Personne ne résiste à madame.
Joseph était le valet de chambre, ponctuel et si- lencieux, prêté par Bêla Murmel, propriétaire de l'hôtel Sana. Mariette se méfiait de lui, car il lisait ^s lettres et fouillait les tiroirs des meubles. Elle ne voulait cependant pas laisser dans l'embarras une fille dévouée et précieuse comme Madeleine Ibat : « Dis à ton Paul de venir me parler... mais oui, tout « de suite. Et tiens-lui la dragée haute, hein, ne « montre pas que tu es inquiète. Exige des excuses. »
Paul Flan était le type du larbin, bellâtre, cha- pardeur et obséquieux, de grande maison. Il se van- tait de mettre dans sa poche son patron actuel, M. de Turberie, qui était pourtant un diplomate de car- rière. Ce personnage riche et posé, qui sollicitait pour l'Académie des Sciences Morales et avait été reçu en 1880, par Bismark, à Varzin, tremblait lit- téralement devant son chauffeur et, pour ne pas le mécontenter, ne se servait presque jamais de son auto. Ce qui permettait à Flan de la louer, à l'heure et à la journée. Au physique, le fiancé de Madeleine Ibat était un grand garçon rasé de près, maigre et sale, au visage régulier, habillé à la dernière mode, avec des mains d'étranj^leur. Il donnait assez l'im- pression d'une figure de Brutus au musée de cire.
Quand il pénétra dans la salle à manger, avec son air insolent et sournois, la Sauveterre comprit tout
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de suite qu'il fallait le prendre de haut : « Eh bien, « Paul, qu'est-ce que j'apprends? Vous faites une « scène à Madeleine, parce que je l'ai envoyée, dans « le Blaisois, faire une commission à ma sœur! Vous « l'appelez menteuse ; vous la menacez de la rouer « de coups. Si c'est comme cela que vous traitez « votre fiancée, alors, comment traiterez- vous votre « femme ! »
Le chauffeur, en entrant, était décidé à passer sa colère dans une bonne grossièreté à l'adresse de la patronne. Mais, sous le regard, calme et dur, qui lui tombait dessus, le plombait, bien que la jeune femme fût assise, il se sentait intimidé, et, comme il le ra- conta plus tard « fondu ». Il marmonna quelques vagues explications, où il était fait allusion à des personnes qui n'étaient pas aussi exigeantes, quant à la conduite morale, de leurs femmes de chambre qu'elles devaient l'être.
— Si c'est pour moi que vous dites ça, vous faites erreur. Je suis très sévère pour Madeleine, et c'est parce que je suis très sévère que j'ai désiré et que je désire encore qu'elle épouse un brave garçon comme vous. Mais j'entends qu'elle soit heureuse en ménage, et, pour cela, il faut vous guérir de cette sombre et absurbe jalousie, qui est un vilain défaut.... Savez- vous ce qui vous arrivera, si vous êtes jaloux ?
— Je m'en doute, madame, — répondit Flan, tor- tillant, comme un enfant, ses mains énormes aux ongles noirs.
Mariette, se levant brusquement, sans le quitter des yeux, s'avança vers lui et plaça sur une de ses pattes ses doigts longs et satinés. Il eut comme une
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commotion électrique ; et celle-ci tourna à Témotion quand la dame ajouta : « Il vous arrivera que vous « serez trompé et que vous aurez fait, vous même, « votre malheur. Quelqu'un d'intelligent comme « vous doit comprendre cela. Allez demander par- « don à Madeleine, promettez-lui de ne jamais re- « commencer, et, pour tenir votre parole, rappelez- « vous mon conseil d'aujourd'hui. »
— Chic femme, tout de même, ta patronne, — dit ensuite le repentant à la servante émerveillée. — Elle a une façon de vous secouer les puces, qu'on se jetterait au feu pour elle. Et, tu sais, je suis dessalé. Mais qu'est-ce qu'elle a donc au bout des doigts? Quand elle m'a touché, c'était comme du feu.
— Prends-garde, tu vas avoir un béguin pour elle. Alors c'est moi qui te battrai.
Ainsi plaisantait l'enfant des Ibat, songeant que, pour une prochaine séance, dans un hôtel meublé, k Paris cette fois, Théophile Chemaussan, opéré de ses favoris, lui avait encore promis cinq cents francs.
Ayant réglé cette petite affaire, Mariette sortait de table, après avoir bu son café brûlant. On lui annonça Fred Murmel. C'était un vieux juif autrichien, ou hongrois, on ne savait pas, haut comme une botte, glabre avec un regard de fouine, affligé de l'accent hébreu classique, qui disait « vi, vi » pour « oui, oui » et « chi zé pien » pour « je sais bien ». Il n'avait pas son pareil, dans les douze tribus, pour l'imitation du meuble ancien. Il détestait son cousin, Bêla Murmel, propriétaire de l'hôtel Sana. L'un et l'autre s'imaginaient entretenir la Sauveterre. Or Bêla était impuissant, alors que Fred, de temps à autre, récla-
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mait une menue faveur cursive. Mais, aujourd'hui, la maîtresse de maison était résolue à l'expédier, et elle en connaissait le moyen.
— Tiens, ce vieux Fred ! Quelle gentille surprise ! Dis donc, mon lapin, j'ai là-haut une petite facture, oh ! pas grand'chose^ cinq mille balles, qui me parlait de toi tout à l'heure.
Le juif expliqua en sautillant, avec un tic qui lui retroussait le nez, les difficultés financières où il se trouvait, à cause du krach imminent de sa banque, dites des Intérêts mondiaux. Lajeune femme se frappa le front : « J'ai déjà entendu parler de celte histoire- là. Mais quand, mais où?
— Vi, vi, il n'est question que de ça à la Bourse.
— Mais ici, mon petit camarade, il n'est question que de ces cinq mille francs.
— Je ne les ai pas sur moi, finit par avouer Fred Murmel, plaintif. Je puis, il est vrai, vendre un meuble :
Et il soupira, comme si cette vente représentait un sacrifice héroïque.
— Ça va bien. Le plus joli garçon du monde ne peut donner que ce qu'il a. Je les demanderai à Bêla, voilà tout.
L'idée que son cousin pourrait se montrer plus généreux que lui plongea l'hébreu minuscule dans une grande agitation. Il tira de sa poche un carnet de chèques, en affirmant que cette exigence allait le mettre sur la paille.
— Mais non, mais non.
— Mais si, mais si.
— Eh bien, quand tu seras sur la paille, j'irai t'y
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tenir compagnie. Un beau brin de paille bien doré, ça porte bonheur.
Murmel rit, ce qui transforma son visage en une boulette de papier mâché. Mariette était allée cher- cher de l'encre, une plume et, sur la table, auprès des compotiers, elle surveilla son juif, écrivant le chiffre sur la partie ombrée du chèque. Elle se rap- pelait son émotion, la première fois qu'elle avait soulevé, de cette façon, une grosse somme à un An- glais fou d'elle, et qui voulait se tuer quand elle le quitta, après l'avoir mis à peu près à sec. Sa devise secrète était « pas de sang ». Dès cette époque elle aurait eu peur que cela portât malheur à son fils.
Cette molaire d'or une fois extirpée, Fred Murmel expliqua, dans son baragouin, la mine embarrassée, qu'il allait partir en voyage et ne reviendrait pas avant trois mois. D'ici là, son secrétaire avait ses instructions pour régler la couturière de « la chère amie » et faire remplacer les pièces du mobilier qui auraient cessé de convenir. Car c'était là son double domaine et il entendait s'y cantonner.
— Ëxcuse-moi, Fred, fit la Sauveterre, en le cou- pant, j'ai quantité d'occupations aujourd'hui et ta chère présence ne m'est pas absolument indispen- sable. Ne roule pas ces yeux de merlan frit. Je ne fais pas l'amour en sortant de table. Il y a un mi- nistre de la République qui en est mort. C'est mauvais pour les deux, et surtout pour le mâle. A ton âge, il faut se ménager.
Murmel réfléchissait amèrement qu'il en était pour un chèque « en blanc », c'était le cas de le dire. Mais il n'osait formuler son dépit, La malicieuse le con-
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templait avec un attendrissement comique : « Quel brave type tu fais, et bien élevé, ne réclamant jamais plus que ton dû ! Ah les antisémites ont beau dire, il y a chez vous de véritables gentilshommes. Allons, au revoir et porte-toi bien 1 »
Le temps était beau, le ciel clair et Mariette dési- rait s'évader de ses préoccupations, avant ce dîner, qui devait être décisif. Elle avait congédié Joseph, ainsi qu'une femme du voisinage, qui donnait chaque jour un coup de main. Elle ne conservait que Made- leine pour servir le repas, qui serait apporté tout préparé de l'hôtel Sana : un potage crème de riz, un homard à raméricaine, un poulet à la Valenciennes, une salade de légumes, une glace, et du Champagne frappé. Gantois était à Lyon pour quelques jours ; donc rien à craindre de ce côté-là- Pour toute per- sonne, a Madame était absente ». Ainsi le bel oiseau qu'était Denise ne risquait point d'échapper au chasseur. Elle éprouvait, à cette perspective, une sorte de bien-être expansif, selon le mode de certains, vicieux, qui regardent leur vice en face et se croient, par lui, supérieurs aux autres humains. Cet amour, que Ton dit capricieux, spontané, indépendant de toute autre chose que de sa propre fantaisie, elle possédait en elle un prestige, qui l'imposait à ceux qu'elle voulait enchaîner.
Elle prit le chèque de Fred Murmel et sortit. A cinq minutes de chez elle, place du Trocadéro, il y avait une banque, où elle était connue. Elle toucha son argent sans difficulté et le mit dans son réticule : quatre billets de mille francs et dix billets de cent, car elle avait son idée. Elle rebroussa chemin. Peu
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après la maison de Balzac, il y a une ruelle en pente, qui conduit aux quais par un lacis solitaire, longeant le parc ancien d'une maison de santé. Une fois au bord de la Seine étincelante, elle marcha droit de- vant elle, avefc cette démarche aux jambes longues et harmonieuses, que les Romains prêtaient à leurs déesses.
— Belle fille, mâtin! » dit un passant d'âge mûr à un autre qui l'accompagnait. Sa robe blanche, son chapeau blanc à la Marie-Antoinette, ses cheveux dorés lui donnaient l'air d'une femme de trente ans.
— B'jour, chouette m'damel..., cria un gamin.
Un jeune homme, coiffé à l'artiste, avec un pan- neau sous le bras, lui lança un regard langoureux, puis, comme elle riait, la suivit, sans oser lui adresser la parole. Elle îe devinait fat et timide, et elle songeait qu'il serait bien embarrassé si elle répondait à ses œillades. Au bout d'une centaine de pas, il en eut assez et, découragé, tourna brusque- ment les talons.
Après le pont d'Auteuil, les maisons rapetissaient, s'appauvrissaient, devenaient des masures, quel- ques unes abandonnées, d'autres sans portes, avec un long corridor sombre, d'où sortait une odeur de friture à la graisse. Une vieille enseigne. Au Goujon Phénoménal, se bnlançait au bout d'une tige rouillée ; l'auberge de jadis remplacée par un capharnaûm de vieilles ferrailles, parmi lesquelles rôdait un vieillard à tête de perroquet. La Sauveterre con- tourna cette sorte de débarras et entra délibérément dans une courette, sur laquelle donnaient cinq ou six logis sordides de mariniers, d'ouvriers, ou de
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tondeurs de chiens. Là se talochait une marmaille vermineuse, composée de gosses à demi-nus, d'une saleté repoussante, que gourmandaient de loin les hurlements et les miaulements des mégères. Ce grouillement au soleil, coupé brusquement par l'ombre losangique d'un pan de mur chauffé à blanc, avait quelque chose d'espagnol. La visiteuse péné- tra, sans se boucher le nez, dans un de ces taudis. Sur un matelas, surveillé par une femme sans âge, en caraco sale, toussait un débris, qui tenait de l'homme par la forme générale et du chien par la physionomie fidèle, hirsute et résignée.
— Eh ! bien, Zélia? demanda Mariette.
— Ça ne va pas, madame, répondit la garde- malade, presque aussi anéantie que le grabataire. Il n'a même plus la force de se tourner. Le docteur a dit comme ça qu'il pouvait passer d'une minute à l'autre.
Attirés par la curiosité, des enfants montraient, dans le clair obscur du chambranle, leurs mines de rats maigres. Le relent était atrocement fade et tel que la « bonne dame » crut défaillir. Elle tira deux cents francs de son réticule, les remit à Zélia, qui bredouilla un remerciement. Elle continua sa route. Un peu plus loin s'élevait une bâtisse à trois étages. A chaque palier, la Sauveterre (dont on ignorait le nom et l'adresse, car elle faisait la charité anonyme- ment) avait un client. « Monsieur Poulte » était un vieux bohème, à demi-paralysé, qui vendait du colle- tout et des crayons, se saoulait, puis revenait dormir et vomir à domicile. Et quel domicile ! Elle lui donna cent autres francs. Autant aux Fessard, mari et
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femme, qui jouaient de l'orgue de barbarie et chan- taient aux noces et repas des mariniers, avant la vogue du phonographe. Cet instrument, affirmaient- ils, les avait ruinés. Autant à M^^' Giplan, conva- lescente d'une sorte de fièvre multiforme, comme en ont les très pauvres gens, qui vivent d'une purée de divers microbes. Cette dernière, complètement abrutie, était gardée par sa jeune sœur, qui lui res- semblait comme un cornichon à un concombre, pour la peau verdâtre et les boutons. Ce fut à elle que Mariette remit son aumône. Elle s'en alla, saluée des remerciements émus et des vœux, qui semblaient sortir aussi des murs délabrés. Aux uns comme aux autres, elle apparaissait ainsi qu'une Providence. On racontait qu'elle était une très grande dame, une duchesse, qui se cachait de son mari, sorte de Barbe-Bleue, pour faire le bien. Quelques-uns sou- tenaient que c'était la femme du président de la République, qui circulait ainsi incognito. Un des Fessard l'ayant suivie en cachette, afin d'en avoir le cœur net, l'avait vue remonter rue Raynouard ; mais !à, il avait perdu sa trace. Selon lui, ce ne pouvait être qu'une personne qui avait fait un vœu, à la suite de la guerre.
Il y avait un peu de cela. La fille du garde- barrière de Pont-du-Diable, bien qu'élevée religieu- sement par sa mère, ainsi que sa sœur Jeanne, n'osait plus, depuis de longues années, se confesser, ni suivre régulièrement les offices. Elle se jugeait indigne de pardon, puisqu'elle n'éprouvait pas de regret de son péché. Quand il lui arrivait d'entrer dans une église, pour un mariage ou un enterre-
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ment, de réciter les phrases sacrées qui, de sa loin- taine enfance, remontaient à ses lèvres perfides, elle éprouvait un trouble semblable au remords. Elle fuyait ce sentiment pénible qui, en se dévelop- pant, lui eût rendu l'existence amère. Mais elle n'ignorait point qu'elle faisait le mal et qu'un jour ou Tautre le mal se paie. C'est pourquoi elle pré- levait, sur ses richesses d'iniquité, des sommes, parfois considérables, qu'elle destinait aux malheu- reux, avec le vague espoir d'apaiser ainsi la Provi- dence, jusqu'au jour du véritable repentir. N'y a-t-il un proverbe qui dit que, souvent, les enfants pâtis- sent des fautes commises par les parents ? En sou- lageant la misère d'autrui, elle écartait de son Jean ce choc en retour. Calcul bizarre, plus fréquent qu'on ne croit chez les pires débauchés, auxquels reste toujours (dans le sommeil voulu de la con- science) un grain de vigilance qui fait leur tourment et les empêche de jouir à fond de leurs excès. Pas plus que celle de l'esprit, la pourriture du cœur n'est jamais complète. Homme, femme, vieillard, nul ne peut se vanter d'être arrivé à tuer son âme.
De retour chez elle (vers les quatre heures après midi), Mariette donna ses dernières instructions à Madeleine Ibat, laquelle, délivrée du souci, chantait dans son office. Puis elle prit un album, où se trouvaient des piiotographies de son fils à différents âges, qu'elle ne se lassait point de contempler.
Ici, c'était le baby joufflu, mené pour la première fois chez le photographe et que l'on fait tenir tran- quille en lui montrant, dans l'appareil, le petit oiseau. Là, le jeune enfant au visage sérieux et
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attentif, déjà travailleur, dont elle avait dû se séparer à cause de sa vie irrégulière, et aussi parce qu'il la vieillissait; car elle avait besoin, non seule- ment de sa beauté, mais encore de la réputation de fraîcheur de cette beauté. Elle l'avait conduit un jour à Lille, dans une pension religieuse très recom- mandée, où ne parvenaient point les bruits de Paris, et l'admission de ce bon sujet n'avait fait aucune espèce de difficulté. Le petit avait alors sept ans et demi. Elle faisait le fatigant voyage chaque semaine, appelée non seulement par Tinstinct maternel qui s'était éveillé en elle avec la grossesse et développé avec les douleurs de l'enfantement, mais aussi par le besoin de fuir, périodiquement, dans un senti- ment élevé et pur, parmi tant de fange enflammée. Le long du trajet d'aller, elle pensait à Jean, non à l'amant, qui était sa chose, ni à son propre pouvoir de fascination. La ville du Nord, froide et grise en hiver, chaude et poussiéreuse en été, demeurait éclairée, pour elle, de cette petite présence bénie et des paroles affectueuses et joyeuses que prononçait le jeune écolier, en la voyant arriver. Pendant le trajet du retour, elle se remémorait, avec délices, l'accent de cette voix, l'éclair du regard, les boucles de cheveux blonds. Que de fois, dans l'intervalle de deux visites, elle échappait à la noce imbécile, à la lecture (car elle continuait à s'instruire), au tour- billon de ses préoccupations, licencieuses ou futiles, pour courir, en pensée, à la demeure monacale où grandissait sa seule raison d'être 1 Les maîtres la complimentaient du zèle religieux et studieux de leur élève préféré. Elle était pour eux M"'^ Oranoff,
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une belle et raisonnable personne, toujours en noir, qui continuait à porter le deuil, cependant ancien, de son mari. Ils étaient loin de soupçonner la Sau- veterre, dont le nom eût d'ailleurs été pour eux sans signiflcation ; car elle fuyait la publicité des jour- naux et les journalistes et n'évoluait que dans un cercle restreint de bourgeois, d'hommes de loi, de grands industriels, mariés le plus souvent, et forcé- ment discrets.
Quand Jean avait eu quatorze ans, elle l'avait fait revenir à Paris et l'avait mis en pension à Sainte- Barbe, d'où il suivait les cours de Louis-le- Grand. Dès son entrée, il s'était classé premier en français, latin, grec et sciences, et il avait eu, à la fin de l'année, lous les premiers prix. C'était l'as imbat- table, dans sa splendeur, modeste avec cela et demeuré bon garçon. Elle le faisait sortir chaque dimanche, le menait au théâtre ou au concert, ne redevenant ce qu'elle était que le soir, le jeune homme rentré à la pension. Elle avait exigé qu'il s'entraînât de bonne heure à l'escrime et à la boxe ; et le jeudi après-midi, Tancrède d'Allaume le menait, en général, faire un carton au pistolet chez Gastinne- Renette. Cet entraînement, connu de tous, faisait, autour de Jean Oranoff, une ceinture protectrice contre les mauvais propos, potins ou plaisanteries qu'un camarade, plus au courant de certaines parti- cularités que les autres, aurait pu tenir ou risquer à portée de ses oreilles. Il n'y avait jamais eu aucune alerte de ce côté-là. Le garçon savait que sa mère recevait beaucoup et des gens souvent choisis avec peu de discernement ; qu'elle allait fréquemment
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dans le monde; qu'elle menait grand train. Il la croyait fort riche, bonne gérante de la fortune pater- nelle, entourée d'amis et d'amies frivoles et sa curio- sité n'allait pas au delà.
Ainsi s'était instituée, entre le dévergondage de Mariette et l'accomplissement de ses devoirs mater- nels, une cloison étanche, qui eût paru invraisem- blable à l'observateur superficiel. Le cas est plus fréquent qu'on ne croit, dans une ville comme Paris, où les êtres ont facilement deux existences, sans communication entre elles. De ce long usage, de cetle habituelle hypocrisie (au sens oii ce mot signifie comédie intérieure), de ce dédoublement chronique était née, pour la jolie et dangereuse créature, une sorte de sécurité. Elle s'imaginait que l'aveuglement de son Jean durerait désormais autant qu'elle et que, pour tous les tournants difficiles de leur vie en commun, par exemple pour son mariage à lui, elle trouverait une solution simple, commode et de tout repos.
Mais si jamais, en dépit des précautions prises, éclatait un scandale, où son fils perdît ses illusions et fût amené à découvrir ce qu'elle était en réalité, Mariette savait ce qu'elle aurait à faire. Elle gardait au fond d'un coffret, dans le chaton d'une bague, présent de son défunt mari, un poison subtil et immédiat, qui la délivrerait d'une telle honte.
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CHAPITRE IV
UN REPAS PLEIN D'EMBUCHES
Denise arriva naturellement la première au ren- dez-vous, au moment où cinq heures sonnaient. Mariette avait choisi la robe de son amie, qui était un léger tulle à bande d'or, appliqué sur un dessous de soie rose, et se confondait avec une peau nacrée, dont il recouvrait à peine, ici et là, l'émouvante dou- ceur. Depuis leur première et décisive rencontre, Denise, en tout, écoutait Mariette, subissait Mariette, avec enthousiasme, ne vivait plus qu'à travers Mariette. Elle lui écrivait et lui téléphonait chaque matin, même quand elle devait la rencontrer dans la journée. Celait l'emprise totale, le «numéro un», disait à sa femme de chambre la Sauveterre, qui s'y connaissait. La jeune fille lui manifestait une admi- ration sans limites, la jugeait foncièrement honnête, en dépit des apparences, bonne, dévouée, généreuse, sincère, la consultait pour ses lectures, ses toilettes, ses relations. Elle s'était déjà brouillée avec trois personnes de la meilleure société, où l'on aime bien les nièces de banquiers, dont la première lui avait
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dit : V Cette femme a la répuiation d'une entremet- teuse » ; la seconde : « Je crois qu'elle ne vaut pas grand'clîose » et la troisième s'était contentée d'émettre un soupçon injurieux. Voyant cela, sa gouvernante, la fidèle Alberte, avait compris qu'elle ne pèserait pas lourd dans la balance, en face de la nouvelle venue, si elle entrait en conflit avec elle, et s'était décidée, sauf vis-à-vis d'Olivier Gantois, à revenir sur son jugement : « Je faisais erreur; c'est une brave femme et elle adore son fils; ça ne trompe pas. » Alors que rien ne trompe au contraire, comme l'instinctive violence du sentiment maternel. Une incendiaire, une avorteuse, une empoisonneuse, peuvent chérir leur petit, se dévouer à lui, comme la salamandre ou la vipère. Cela ne signifie abso- lument rien, quant à la valeur morale de l'être. C'est une impulsion, d'ailleurs auguste," de la nature, sans communication avec le reste.
— Chérie, notre grand homme n'est pas encore là. Mais il ne va sûrement pas tarder. Que vous êtes belle 1 Asseyez-vous.
Le salon, plafonné d'étoffes claires, orné de quatre ou cinq belles toiles authentiques, empruntées aux collections Murmel, évoquait lïn Limité et le luxe discret. Il donnait, par deux fenêtres, sur des jar- dins, d'où venait un bruit frais d'arrosage. Mariette était gainée dans un simple fourreau de satin noir, assez court, d'où émergeaient ses bras nus et qui montrait les trois quarts de sa gorge de femme « dix-huitième», digne d'être célébrée par les Gon- court. Ses cheveux blonds, ramenés en bandeaux et en torsades, laissaient voir son petit front volon-
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taire, sous lequel reculaient ses yeux fascinants, telles deux naïades au fond de leurs grottes.
— Ètes-vous émue, ma belle? Il faut Têtre. Car rémotion est le piment de l'amour.
— Je le serai puisque vous le souhaitez. Mais quel amour vaudrait l'amitié dont vous me découvrez aujourd'hui, ô Mariette, les charmes puissants!
— Ne le laissez pas voir à votre prétendant, si vous voulez qu'il ne soit point jaloux... fit observer sèchement Mariette. — C'est à moi qu'ensuite il en voudrait. Je déteste le grabuge inutile.
Sur ces mots, on sonna. C'était Tancrède.
Il avait rajeuni de dix ans. Sa démarche assurée, son fier regard, même son léger embonpoint et l'honnêteté hérissée qui émanait de sa vigoureuse personne, firent tout de suite impression sur Denise, Elle n'avait fait que l'entrevoir dans les salons, oti l'homme célèbre est toujours à son désavantage, puisqu'il s'y trouve en représentation. Ici, mêlé à latmosphère assez grisante de la maison, la jeune fille trouvait le dramaturge conforme à son œuvre, et, en somme, de la grande lignée des poètes et des penseurs. La présentation fut rapide et cordiale. Le gentilhomme, ému par la beauté de Denise, sentit avec plaisir cette petite main fraîche dans la sienne. Il prétendait reconnaître si le contact des épidermes, dont parle Chamfort, irait plus loin. Il en eut l'im- pression et en fut heureux, car il craignait d'avoir le cœur raccorni. Il lui fallait expliquer qu'il tutoyait leur bonne hôtesse, comme ancien camarade de son mari, ce qui était faux, et témoin de leur mariage, ce qui ne l'était pas moins. Il fît cette
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double déclaration mensongère habilement et vive- ment. Denise n'y vit que du feu. Ils se mirent tout aussitôt à bavarder sur Fart dramatique et les suc- cès les plus récents, comme ces amants de passage, mis brusquement en contact, dans les maisons de rendez-vous, et qui cherchent un sujet de conversa- tion bien convenable, avant d*en venir à l'essentiel. Or, ce qui se développait présentement, chez l'ancien beau, nez à nez avec cette fille délicieuse et présu- mée ardente, c'était une tendresse sentimentale. Si d'Allaume réagissait dans le même ordre sur D( nise, l'affaire se perdrait dans les sables, ainsi qu'une rencontre fortuite de collégien et de dame du monde. Il fallait éviter cette issue. Mariette dit crûment à ses visiteurs : « Vous savez pourquoi je vous ai conviés, parce que ma certitude est que vous êtes faits l'un pour l'autre. Il y a une expérience qui ne trompe pas et qui clôt tout négativement ou devient, par la suite, un souvenir de félicité. Tan- crède, donne ta patte.
— Voilà, chère amie.
— Denise, votre charmante menotte. Bien. Je les réunis. Je suis assise entre vous deux. Vous allez vous regarder, les yeux dans les yeux, comme si vous cherchiez mutuellement à deviner ce qui se passe derrière vos prunelles. Ah 1 mais, pas de timi- dité, ni de triche ! Fixe-la carrément, ma vieille, et, vous, petite, pas de respect humain I II s'agit de savoir ce que pense ce monsieur de la circonstance et de nous-mêmes, ce que pense cette jeune fille de la déclaration qui monte à nos lèvres. Taisez-vous 1 Ne bougez pasl Continuez à vous dévisager ainsi.
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comme si vous posiez chez le photographe. Je vous laisse. Je m'en vais. Je reviendrai dans dix minutes, montre en mais, comme aux petits jeux. Si le frisson a passé, ça y est. S'il n'a point passé, eh bien, c'est que vous n'êtes pas faits pour vous donner récipro- quement de la mélancolie, du plaisir, ou de la colère. Vous me comprenez. Attention ; l'épreuve commence. A tout à l'heure I
Pendant ce pelit discours, la vierge et l'écrivain, si inattendue que fût la situation, étaient devenus sérieux et sans nulle envie de plaisanter. Sur le der- nier mot, ils devinrent gra\es. De leurs doigts, serrés les uns contre les autres, montait vers leurs deux cœurs, battant à l'unisson, une gerbe d'étin- celles, à goût de sucre et d'alcool. Leurs regards, orientés et compénétrés sur Tordre de la magicienne, les transportaient dans un paysage à la Watteau, plein des plus douces promesses et de mille frémis- sements d'arbres, de sources et d'oiseaux. Une sorte d'hallucination double les saisit, telle que Tancrède se sentait désormais le protecteur, le défenseur, ,1e paladin de cette délicieuse fiile et que Denise, oublieuse des barrières morales et mondaines, s'abandonnait à ce galant homme et lui remettait son honneur. L'art trouble de Mariette, au lieu de libérer en eux l'instinct, avait mis en mouvement cette chevalerie sentimentale, qui précède et prime souvent la sensualité, constitue une des mille preuves que l'humain est extérieur et supérieur à l'animal, et tel qu'une création à part.
— Mademoiselle Denise... dit le dramaturge. 11 voulait demander ironiquement : « Le courant
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passe-t-il? » Mais sa voix hésita, s'arrêta, cepen- dant que, déliant sa petite main tiède, un doigt sur les lèvres, elle le suppliait de ne pas rompre le charme du silence.
Elle songeait qu'elle était seule au monde, — car son oncle, d'un certain point de vue, ne comptait pas, — qu'elle venait de trouver à la fois une amie sincère et un parfait, amoureux. Elle ne s'étonnait point du rôle de Mariette. Lui, au contraire, émer- veillé de la fleur féerique apparue dans ce milieu louche, en voulait à son ancienne amie et maîtresse de ses procédés, encore qu'il en bénéficiât. Son malaise égalait ses délices et jamais encore son art, cependant complexe et intense, ne lui avait inspiré une conjoncture aussi singulière, comme un breu- vage fait de plusieurs saveurs.
En ces cas-là, un autre, probablement un ancêtre, s'installe en nous, et fait les gestes que nous ne pou- vons faire : « Mademoiselle Denise, c'est une chose douloureuse que la différence d'âge entre nous. Savez-vous que j'ai...
Elle arrêta le chiffre sur ses lèvres, d'un mouve- ment rapide et mutin, comme un battement d'aile : « Mais, taisez-vous donc, insensé I Jl s'agit bien du calendrier, quand j'écoute la musique de votre âme. Aimez-vous Beethoven ? Savez-vous pourquoi il est le plus grand musicien du monde? Parce qu'il a exprimé tous les silences.
— Point de vue ingénieux.
— Point de vue vrai. Un génie tel que le vôtre n'a point d'âge. Il est une source perpétuelle d'allé- gresse...
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— Même quand ce... talent s'adonne au tragique?
— Il y a deux allégresses dans le tragique: celle de l'avoir conçu, pour l'auteur ; celle de ne point le subir, pour le spectateur. Ahl maître, vous souriez; donc j'ai raison !
— Avec tout cela, le charme est rompu. Qu'allons- nous raconter à celte diablesse de Mariette ?
Le qualificatif choqua Denise : « Pourquoi dia- blesse ? Elle veut votre bonheur et le mien. N'est-ce pas que son influence est unique?
— Pauvre petite! — songea le gentilhomme, réveillé de cette ivresse rapide, avec la hâte de s'y replonger... Elle est comme un radium, notre amie Mariette, ajouta-t-il, elle peut guérir, sauver ou corrompre.
Et comme la Sauveterre renlrait, il répéta la phrase à haute voix, afin de lui enlever tout venin. L'entremetteuse se rendit parfaitement compte du biais supra-sensuel qu'avait pris le duo, entre une fille cultivée, naïve, aimante, et un désabusé, demeuré pathétique, tout gonflé d'une sève littéraire. Elle savait que cela se tasserait avant longtemps, et sur le plan plus prosaïque d'un grand lit.
— Alors, ça ne va pas, mes enfants ? Chacun demeure sur ses positions, et personne n'a rendu les armes ?
— Nous te raconterons cela un autre jour, répondit d'Allaume. Nous nous sommes expliqué nos carac- tères, M"* Denise et moi. Mais nous n'avons pas ter- miné. Il y a entre nous cette affinité essentielle que nous aimons pareillement le silence et son traduc- teur Beethoven.
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— Ouf, Beethoven 1 — Mariette eut un joli geste léger, exprimant la fuite, en volutes, de la fumée d'une cigarette; et l'ombre axillaire de son bras nu se iriontra. Pluff, Beethoven ! Que faites -vous du silence d'un Pascal ou d'un Sénèque, entre leurs pro- positions, parfois mal ou lâchement embrouillées? Le chant de l'esprit, à mon avis, est bien au-dessus de celui du larynx ou de l'orchestre et il n'est pas d'har- moniques comparables à celles de la méditation.
Ils devisèrent ainsi sagement jusque vers huit heures, dans une atmosphère devenue romanesque, par le mélange du généreux, du mélancolique et du pervers. Non que Mariette et son fluide habituels fussent animés d'aucune intention méchante, en dehors du tour joué à Gantois. Mais les possibilités d'une pareille rouée et de l'attraction qu'elle exerce demeurent violentes et font partie du grand réser- voir de la fatalité. Celle-ci, qui monte d'en bas, et la Providence, qui tombe de haut, sont, en somme, en lutte perpétuelle. Sous tous ses masques, le désir et ce qui seconde le désir appartient à la fatalité. Au lieu que ce qui lutte contre le désir, que ce qui secourt le verbe contre la chair, appartient à la Pro- vidence. Vaste réseau, sillonné d'éclairs, qui rend les humains partiellement libres et partiellement captifs. L'état de rébellion chronique contre l'impu- reté fait le saint. L'état de rébellion chronique contre la pureté fait le damné. 11 arrive que, dans la même minute, les passionnés conçoivent l'un et l'autre.
Tancrède d'AUaume se disait que Mariette, qu'il connaissait bien, supputait, vu son perpétuel besoin
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d'arg-ent, le bénéfice de son entremise. Nulle comme elle ne savait mettre du lyrisme et de l'ironie autour d'un paquet de billets de banque. Denise Gantois se disait que Mariette était un ange, uniquement préoccupé du bonheur d'autrui. Mariette essayait vainement d'exorciser l'anormal, qui était en elle, par les subtilités d'une intelligence aux mille facultés, mais ne faisait ainsi que le renforcer. A huit heures, Madeleine Ibat apporta, sur un pla- teau de Chine, trois verres de porto doré et annonça que « madame était servie ».
L'argenterie brillait sur la table. Le Champagne rafraîchissait dans d-^s seaux de glace. Tancrède prit place dans un confortable fauteuil, entre la maîtresse de maison, à sa gauche, et Denise à sa droite. C'était contraire au protocole, mais la Sauveterre en avait décidé ainsi. Comme on s'asseyait, elle fît remarquer qu'aucune alerte n'était à craindre, comme dans une fable de La Fontaine; attendu que Gantois était en voyage, le valet de chambre Joseph au diable, et la consigne, quant aux autres, formeUe : « madame n'est pas seulement servie; elle est sortie et ne ren- trera pas ce soir. »
— Il y a Madeleine... dit Tancrède pour rire.
— Oh, Madeleine... Approche ici Madeleine..., fît Mariette. Tiens, sale fille, voilà pour toi! (sa maî- tresse lui envoya un soufflet). A genoux maintenant, et demande-moi pardon I
La servante, sous )e coup, n'avait pas bronché. Elle obéit, posa la corbeille à pain qu'elle tenait, se prostra sur le sol et, comme dans les tragédies, embrassa les jambes de celle qui l'avait frappée.
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Deux larmes cependant brillaient dans ses beaux yeux.
D'Allaume regarda Denise : elle n'avait point Tair étonnée. Cette épreuve lui semblait naturelle. Qui aime bien châtie bien. Le cœur du dramaturge se serra à la pensée qu'un jour, il pourrait bien en arriver autant à la jeune fille, Mariette assurant ainsi son pouvoir. Il l'avait vue jeter à la porte, en pleine nuit, à coups de cravache, en revenant du théâtre, un chauffeur qui lui avait répondu insolem- ment. Sous son apparence frêle, et qui avait attendri tant de gens, c'était en somme une gaillarde. D'ail- leurs elle riait et dit à son esclave rassérénée : « Tu ne supporterais pas ça de Théophile Chemaussan, n'est-il pas vrai? »
Elle raconta l'histoire de l'avoué, des favoris coupés, de Paul Flan, avec un spirituel cynisme. Madeleine, tout en servant le potage, était rose de honte, mais riait aussi. Cette fois, on était en pleine comédie, et la petite Gantois continuait à trouver tout cela anodin et charmant. « Quelle exquise amante elle ferait, avec son tressaillement lyrique et un pareil bandeau sur ses jolis yeux ! « Ainsi rêvas- sait d'Allaume, qui déjà, en pensée, la déshabillait et la mêlait moitié à sa vie, moitié à son œuvre, trouvant une volupté seconde dans ce dédoublement des images. De toutes les femmes, si diverses, Mariette comprise, qu'il avait rencontrées, aucune n'avait pareillement fait vibrer en lui la corde de l'attendrissement exalté; et il en cherchait la raison dans l'harmonie de la voix, parfois implorante, du regard railleur et de la peau couleur pétale de rose.
UN REPAS PLEIN D'EMBUCHES 105
Il s'enhardit jusqu'à rapprocher sa jambe musclée d'un genou fin et glissant, qui se déroba aussitôt, comme à regret.
Étant gourmand et même gourmet, il épiloguait sur les plats. Le chef de Bêla Mutmel s'était surpassé, et était presque revenu à cettt cuisine de bonne cui- sinière, qui est une des parures de la France.
— Vous savez, n'est-ce pas, disait d'A^llaume, qu'il n'y a pas de homard « à l'américaine ». C'est « à l'armoricaine » qu'il faut lire sur les menus. Car ce mélange exquis du crustacé, de l'huile, de la tomate et du cognac, est une recette des marins bretons.
Il plaisantait la Sauveterre, qui avait parié de casser les pinces, sans se tacher les doigts d'une seule goutte de sauce. Elle était, en elfet, d'une extrême habileté au maniement de Técraseur d'ar- gent ciselé, que lui avait offert Fred Murmel. Mais, au dernier effort, à la dernière pesée sur la carapace vernissée, un œil d'huile jaillit vers son décolleté.
« Permets», fit rapidement Tancrède.
Prompt comme un jeune homme, il avança sa tête solide aux yeux ardents, qui tenait du proconsul et du chasseur à l'affût, et lécha, sur la peau de la maladroite, la gouttelette chaude. Denise eut un bat- tement de paupière. Mariette eut un rire à plusieurs sens, revoyant, en un éclair, le temps où son con- vive jouait le premier rôle dans son étrange vie. C'était lui, en somme, qui l'avait quittée du jour où il l'avait comprise, révélant ainsi un besoin d'ingé- nuité sentimentale, beaucoup plus que de science amoureuse. Quand Don Juan se met à être candide...
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— Je parie, dit-elle, que tu n'en ferais pas autant * à ta voisine de droite, si pareil accident...
Crac, il semblait qu'un malin démon, à cheval sur la femme et le homard, eût entendu le défi de Mariette. Car la belle Denise, au même instant, eut sa décoration jaune et rouge, un peu au-dessus du sein gauche. Il n'y avait pas à hésiter : « Vous per- mettez, reprit Tancrède... » mais, tout en recom- mençant l'expérience, il laissait voir un trouble aussi grand que celui de la jeune fille, qui n'osa, ni ne put, le repousser.
— Avons-nous le même goût? « demanda la trop bonne hôtesse.
— Mademoiselle est plus sucrée...
— Je m'en doutais, répondit gaiement l'entre- metteuse. Il me semble qu'après celle-là, toute glace est rompue entre vous deux et que vous pouvez envisager l'avenir avec sérénité.
Denise avait le cœur battant. C'était la première fois que « l'homme » — et non un homme — s'appro- chait d'elle aussi vivement. Elle y percevait une insulte exquise, où l'exquis tenait à la qualité et à la gloire de l'insolent. L'appui des lèvres avides du dramaturge demeurait, sur sa chair, en un petit cercle enflammé par où passait, mêlée à l'irritation confuse, la déroute assez nette de sa pudeur. Elle ressentait l'envie de pleurer, mêlée à l'orgueil d'être belle.
— Courage, chérie, — ajouta son amie, tendant vers elle sa coupe de Champagne, — vous entrez ce soir, en notre compagnie, dans le cercle de l'inat- tendu. Mais sous la protection de l'amour.
UN REPAS PLEIN D'EMBUCHES 107
— Qu'il ne faut tout de même pas confondre avec sa grimace. N'est-ce pas, monsieur mon trop hardi voisin?
Le ton de ce reproche assez direct indiquait comme un essai de libération, comme une tentative d'échapper à la fascinatrice aux yeux pers. La Sau- vt'terre le prit ainsi et, d'une voix sifflante, où repa- raissait le souple reptile des haies et buisson: d'Artenay : u II n'est pas de grimace de l'amour; « ô Denise, au sens oti l'entendent les prudes et les « Nitouches. L'amour s'imprime où il veut et comme « il peut. 11 n'est aucune parcelle de nos corps qui « ne soit propre à l'attiser, à l'amplifier, à le retenir, « Celle-ci succombe à un baiser sur les lèvres; « celle-là à une simple pression de la main ; celte « autre à un attouchement du pied. Quelquefois un « mot rude suffit. Réjouissez-vous plutôt de la fausse « audace de celui-ci — elle montrait Tancrède — « qui mêle la gourmandise au désir. Car je n'étais a là, moi la pauvre, que comme essai et prélimi- « naire, vous le sentez bien. Allons buvez, petite, il « faut boire l »
Le charme fatal était renoué. La jeune fille obéit, comme atteinte par une langueur telle que sa force de résistance avait disparu. Elle se fût abandonnée à son entreprenant voisin, séance tenante, bien qu'il lui plût moins que tout à l'heure, quand elle devi- nait en lui du respect et de la tendresse. C'était comme si un poison aphrodisiaque eût couru dans ses veines avec le Champagne, la sensation, toute nouvelle et déchirante, de Vénus proche, qui dénoue les ceintures et éteint les flambeaux.
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L'arrivée du poulet à la Valenciennes, doré et onctueux, comme un toit de mosquée, fit une diver- sion gastronomique : «Mâtin qu'il est beaul s'écria « d'Alîaume. — Je n'ai vu le pareil qu'en Espagne, à « Grenade, un soir d'été il y a dix ans; et il fut « roccasion d'une dispute entre la personne qui « m'accompagnait et votre serviteur. »
— Comment cela? questionna Mariette, qui s«e rap- pelait fort bien l'épisode, car elle était la personne en question.
— Oui, racontez, insista Denise.
— Nous dînions sur la terrasse de l'hôtel, auprès d'un ruisselet, descendu de la Sierra, et dont l'écume avait encore la blancheur et le crissement de la neige. Quand on nous servit ce plat magnifique, je soutins qu'il contenait du safran, comme la bouillabaisse, et mon amie prétendit le contraire. Au lieu de nous en remettre au cuisinier, nous nous entêtâmes chacun dans notre avis, si bien que, de fil en aiguille et de parole piquante en allusion désagréable, ce fut la brouille : une brouille sérieuse. Depuis lors, ce plat national du pays le plus exaltant de l'Europe est demeuré pour moi symbole de querelle, et je frémis chaque fois qu'on l'apporte.
— Bah, le temps a passé et ton histoire ancienne prouve seulement que vous étiez mûrs, elle et toi, pour la rupture. Le poulet n'était qu'un prétexte. Laissez -moi vous choisir le morceau. Il y a un rite.
Mais le dramaturge était envahi par sa mémoire. Il dépeignit ce feu rose et cru, bordé de noir, qui est celui du crépuscule sévillan, et qui courte travers la littérature espagnole, de Don Quichotte à Pahlo de
UN REPAS PLEIN D'KMEUCHES 109
Ségovie et de La Célestine à la Dévotion à la Croix^ à travers les pages satiriques de Lara, à travers les tableaux sensuels et terribles et les eaux fortes capricieuses de Goya^ à travers les fantaisies pas- sionnées de Santiago Rusinol, les accents déchirants d'AIbeniee et de Granados : « Alors que notre puis- « santé prose s'est refroidie depuis le seizième et le « dix-septième siècle; alors que notre poésie, plus « verbeuse, a perdu la coulée d'or de Ronsard et la « coulée d'airain de Malherbe, l'ardeur castillane, a ou catalane, sensuelle ou mystique, n'a pas bougé. « Le point de fusion des paysages et des cœurs, des a sentiments et des désirs, est demeuré le même « qu'au temps de Calderon et de Rojas ; et, à mon « avis, cela tient surtout à l'incidence de la lumière. » Denise Gantois l'écoutait avec ravissement. Il la transportait, sur son verbe étincelant, dans le monde où elle voulait vivre, et qui était celui de l'intensité. Elle détestait les âmes moyennes, les petits calculs, les circonstances mesquines. Elle avait soif de ce véritable inconnu, qui résulte de la clarté soudaine projetée sur ce qu'on croit connaître, de Tillustration des choses par les mots : « Je serai sa « femme, quoi qu'il arrive, se dit-elle, et j'aurai pour « moi seule ce montreur de belles images, qui ne « sait sûrement pas encore ce qu'est le véritable et « grand amour. » Mais il était de ceux que l'on con- quiert en ne leur tenant pas la dragée haute, en ne les faisant pas trop droguer et elle s'en rendait compte à merveille. C'est pourquoi quand, la sentant entraînée, il mit son pied sur son petit pied, elle le laissa faire et lui rendit même une légère pression.
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Le Champagne aidant, et un bourgogne semé de violettes invisibles, la causerie, que guidait la maî- tresse de maison, prit un tour assez libre, sinon libidineux. Il était entendu que Denise était une artiste, qu'elle avait tout lu, qu'elle pouvait et devait donc tout entendre. La Sauveterre, imaginativement excitée — ce qui se voyait aux ondes métalliques passant sur ses regards, comme sur ceux des chattes — incitait son ancien amant au langage, âprement voluptueux, qui avait fait son succès? Elle riait quand rougissait celle qu'elle appelait familièrement « la petite Gantois ». Elle plaçait de temps en temps, à bon escient, un terme brutal, une remarque cynique; et elle avait allumé une cigarette d'Orient qu'elle renouvelait, dont elle faisait jaillir, d'un frôlement de son vif petit doigt, les étincelles.
Le temps passait, sur les ailes rouges de l'approche du plaisir, dont le battement est accéléré, quand on sonna.
— Bigre, qui est-ce? Madeleine, à ta consigne I Ton Flan, lui-même, est banni ce soir. Il ne t'en paraîtra que meilleur demain.
Une minute après, la servante revint : « Madame, « c'est M. Jean. Il a quelque chose de très pressé à « dire à Madame. J'ai pensé qu'il ne fallait pas lui « mentir et que je devais le laisser monter. »
— Mon fils! — s'écria Mariette, sur le ton de la surprise efîrayée. Elle reprit plus bas et comme méditativement — : Mon filsl... Certes... Il est là... eh bien, faites-le entrer. ,
Déjà elle avait mis un doigt sur ses lèvres, indi- quant ainsi à ses deux hôteg (et la recommandation
UN REPAS PLEIN D'EMBUCHES 111
était superflue), que tout changeait : La courtisan© cédait à la mère et le repas de séduction au simple dîner d'amis. Ces métamorphoses étaient un jeu pour la rouée et elle finissait même par y trouver un certain charme : celui du risque, frôlé mais évité.
Jean entra, de son pas décidé, beau comme un jeune athlète à la bonne conscience. Il embrassa sa mère, serra vigoureusement la main de son vieil ami Tancrède, s'inclina devant Denise, qui lui fit son plus charmant sourire, et dont la beauté parut rimpres?ionner. Il indiqua qu*il avait quelque chose d'important à confier à sa maman. Celle-ci, qui le connaissait et désirait le faire briller, demanda : « Est-ce un grand et véritable secret, ou un simple « secret de carabin? Dans ce cas, dis-le tout haut. « Tancrède et Denise seront discrets. »
— C'est que, cela me gêne un peu. Il s*agit d'une sottise faite par un copain...
— Et que tu voudrais réparer, naturellement. Eh bien, garde pour toi le nom du copain et conte-nous la sottise. Trois avis valent mieux qu'un.
— Vous y tenez ?
Les trois convives, que cette franchise amusait, répondirent en chœur : « Nous y tenons 1 »
— Alors voilà.
Le jeune homme s'assit sur une chaise, près de la table, et Mariette lui versa un verre de champ^igne. Il commença :
— J'ai un ami, très intime, un brave garçon, préparant l'internat comme moi, qui s'est laissé entraîner hier dans un tripot. Il a joué, il a perdu.
1 1 2 L'ENTREMETTEUSE
Il lui manque une forte somme pour payer ses dettes. Je n'ai pu lui en avancer qu'une partie.
— Le tripot, ça me connaît, fit d'Allaume. Quel est celui où l'on a dépouillé ton ami?
— Les Hôtes de Passage, rue Saint-Honoré.
— Connu ! Il y a là une purée de grecs. 11 pour- rait invoquer l'exception de jeu, ce garçon; mais je comprends que ça lui répugne.
— Le chiffre? — demanda la positive Mariette, clignant de ses paupières roses devant sa cigarette.
— Deux mille francs. S'il ne les a pas ce soir, il parle de se brûler la cervelle ; c'est un type très exalté.
— Je vais te les chercher, attends une minute. La Sauveterre se levait. Le gentilhomme intervint de nouveau.
— Eh là, eh là, je désire participer à ce sauve- tage. Je m'inscris pour mille francs.
— Ohl monsieur, si j'avais sul... C'était pour cela que je ne voulais parler qu'à maman seule.
Jean paraissait si sérieusement ennuyé que les dîneurs éclatèrent de rire : « Calme-toi, cher gosse! « un vieil ami de tes parents, de ton cher papa, « peut bien te témoigner son affection, je suppose. « Or, comme tu es un sujet modèle, comme tu ne « feras jamais de dettes, je n'aurai vraisemblable- ce ment, avant ma mort, aucune occasion de te « faire savoir que je t'aime jusqu'à la bourse. Je « saute donc sur celle-ci. Je t'ordonne, enfends-tu, « je t'ordonne de prendre ce billet. »
Tancrède, ayant atteint son portefeuille, tendait l'argent au jeune homme, qui hésitait encore à l'accepter, regardait sa mère, ne savait que décider»
UN REPAS PLEIN D'EMBUCHES 113
— Prends ça, ou je me fâche pour de bon. Qui est-ce qui m'a fichu un clampin pareil!
— Fais ce que te dit Tancrède, mon chéri. En souvenir de papa...
— Et moi, déclara Denise Gantois, je me consi- dère comme de la famille et je vous supplie, mon- sieur Jean, de m'inscrire pour cinq cents francs que voici.
— Mademoiselle, que vous êtes bonne, mais c'est, en vérité, insensé I
Le jeune homme était devenu ponceau. Il sem- blait à la fois supplicié et heureux de cet empres- sement des amis de sa mère adorée. Venu en sur- prise, s'attendant à saluer des indifférents, des « salonnards » comme il disait, il trouvait des cœurs chauds et compatissants. Son émotion, sa reconnaissance ne savaient comment s'exprimer. Finalement, Mariette lui mit dans une enveloppe les deux mille francs demandés; elle n'ajouJa aucun supplément, sachant qu'il ne Taurait pas admis, [■^lle lui faisait croire que sa pension coûtait beau- coup moins cher qu'elle ne coûtait en réalité. La délicatesse de Jean, en matière d'argent, comme pour tout le reste, était extrême, et il n'avait qu'une idée : gagner sa vie le plus tôt possible, pour de- mander en mariage Emilienne Viorne.
Comme il se disposait à partir, dans sa hâte de secourir le joueur malheureux, d'AUaume lui rap- pela qu'il comptait sur lui absolument en septem- bre, à Blois, pour l'ouverture de la chasse. Il s'informa aussi de ses études : « Quel est ton pro- fesseur préféré? »
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— Je n'en ai pas.
— Mais encore?
— Voivelon, de la Salpêtrière...
Car il voulait que les amis de sa mère, comme sa mère elle-même, demeurassent dans l'ignorance de son intimité chez les Viorne. Cela, pour le coup, c'était son véritable secret et il le gardait jalouse- ment, appliquant au bien cette force de caractère que la Sauveterre appliquait au mal.
« Quel brave et charmant petit! — fit d'Allaume quand Jean eut disparu, chargé de son trésor. — Tu as de la veine, Mariette, d'avoir un enfant si rai- sonnable, si affectueux. Mais il est une proie toute désignée pour une fille coquette et roublarde. Es- tu au courant de ses amours ?
— Il ne m'en parle jamais. Il est d'une pudeur de jeune léopard; et je ne l'interroge jamais.
— Quel sérieux dans son regard! ajouta Denise... Il en est impressionnant.
— Ah, c'est une génération toute différente de la nôtre, celle de la grande hécatombe; et elle nous sera bien supérieure. Est-ce que son père, mon « vieil ami », l'ingénieur Oranoff, avait cette fibre élégante et fine?
— C'est possible, c'est même probable. Mais le souvenir que j'ai gardé de lui se confond avec d'au- tres du même ordre. Au lieu que...
Elle semblait hésiter, elle qui formulait tout, à définir sa pensée sur ce point. Puis elle se dé- cida : « ... au lieu que le sentiment que j'éprouve pour mon fils est unique. » Denise la regardait avec une curiosité attendrie. Elle s'étonnait aussi
UN REPAS PLEIN D'EMBUCHES 116
du changement d'atmosphère, de la purification due au passage de ce jeune et alerte carabin, comme si un grand courant d'air frais fût Tenu de la fenê- tre, ouverte par un brusque coup de vent. Mais elle sentait encore, auprès d'elle, la persistance avide, et légèrement éméchée, du grand homme. D'où cette réflexion, qu'elle aurait pu garder pour elle : «( Si mon oncle me savait ici, à cette heure, quelle affaire! »
— Et pourquoi? Un oncle n'est pas une duègne. N'étes-vous pas libre de faire ce qu'il vous plaît?
Ainsi s'indignait Tancrède, qui avait totalement oublié Gantois et même qu'il était en somme chez Gantois, puisque le financier payait le loyer de sa maîtresse.
La jeune fille répondit gaiement qu'elle était libre, certes, mais que son tyran l'était aussi; qu'elle avait plaisir à déjouer sa surveillance et celle de sa vieille gouvernante Alberte, acquise à Gantois. Quand elle dînait dehors, quand elle allait au théâtre, elle ne prévenait jamais qu'à la dernière minute et ne don- nait aucune indication, ni adresse. Elle enfermait à clé sa correspondance, ne laissait rien traîner et répondait fantaisistement aux interrogatoires pé- riodiques de son oncle. Pendant qu'elle donnait ces détails sur sa vie, Mariette, étrangement énig- matique et belle, la regardait, sa petite tête féline et souple entre ses longues mains chargées de ba- gues. Mieux que personne, elle savait les scènes de violence , l'espionnage sournois , les tours cruels dont Olivier Gantois était capable, comme tous ceux qui manient à pleines mains l'or et, avec lui, les
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vices que For commande et les sauvageries qu'il facilite. Bien qu'elle eût encore barre sur lui, par une tension d'ailleurs fatigante de son intelli- gence et de sa volonté, elle se promettait de le se- couer au premier jour, aussitôt qu'elle aurait tiré de ce richard la grosse somme qui lui était immé- diatement nécessaire, et qu'elle lui aurait trouvé un remplaçant.
CHAPITRE V
UNE AMIE OE PENSION
Cette année-là, Mariette Sauvcterre, délaissant Deauville, était allée passer le début d'août au Val- Gris, magnifique propriété qu'Olivier Gantois possé- dait auprès d'Etampes. Elle venait fréquemment à Paris, dans l'automobile du financier, et laissait en état son hôtel de la rue Raynouard, sous la surveil- lance, intermittente et aléatoire, du personnel de l'hôtel Sana. La rupture avec cette brute de Touque était complète. L'absence des deux Murmel, Fred et Bêla, lui procurait une grande et agréable liberté. Mais ses besoins d'argent s'en trouvaient augmentés d'autant. Tancrède d'Allaume lui avait fait com- prendre clairement qu'il ne lui verserait la forte somme promise que la chute de la belle Denise une fois accomplie. Le gentilhomme, violemment épris, n'avait pas quitté la capitale et faisait à la nièce de Gantois une cour acharnée. Celle-ci semblait sur le point décéder, quand son amie Mariette était là pour amollir sa résistance. Elle se reprenait aussitôt que la fascinatrice était repartie pour les champs. Elle
IIS L'ENTKEMETTEUSE
lie Ty accompagnait pas d'ailleurs, car elle fuyait la tutelle ombrageuse de son oncle et ses indiscrètes questions. Chaque semaine, Alberle adressait au financier une note sur les quelques visites que rece- vait la jeune fille, sur ses dispositions sentimentales et sur les propos qu'elle tenait. Gomme tous les rapports faits par les domestiques, même intelli- gents, qui ne comprennent qu'à moitié et n'expri- ment qu'au quart, ceux-ci demeuraient, en somme, assez vagues et Gantois hésitait à les faire compléter par une surveillance policière. Il était, de son côté, observé dans sa villégiature, par Mariette et par Madeleine Ibat, lesquelles lisaient, en son absence, les lettres qui traînaient et guettaient les conversa- tions téléphoniques.
Jean OranofF ne venait jamais au Val-Gris, et pour cause. 11 eût été impossible à sa mère de lui cacher ses relations, doublement honteuses avec le manieur d'argent violent et sournois, dont elle assurait les plaisirs. Tout le personnel du château était au cou- rant de la situation. Il n'en faisait pas les gorges chaudes qu'on eût pu croire, en raison d'une cer- taine crainte que la présence de Mariette inspirait, même aux inférieurs. Elle passait pour vindicative, extrêmement rusée, un peu magicienne. L'avis était qu'il valait mieux, en somme, ne pas s'attirer son ressentiment. La Sauveterre écrivait souvent à son fils et lui donnait rendez-vous comme à un amou- reux, tantôt rue Raynouard, tantôt rue Soufflot, à chacun de ses passages à Paris. Elle s'étonnait qu'il ne prît pas à Fontainebleau le repos qu'il avait pro- jeté ; mais, le sachant d'autant plus fermé qu'on le
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questionnait davantage, elle évitait de lui demander ies raisons de ce changement de programme.
Le jeune homme eut allégué la nécessité de pro- longer ses conférences d'internat. En réalité, il n'avait projeté ce séjour à Fontainebleau que pour rendre visite à Emilienne, àBarbizon. Or, les Viorne étaient retenus à Paris par la chute imminente delà Banque des Intérêts Mondiaux y où ils avaient toutes leurs économies, et dont les affaires ne cessaient de péricliter. En dépit des assurances données à la jeune fille, lors de sa dernière visite rue d'Aumale, par l'éminent M. Cometais, il avait été impossible an Conseil d'Administration de cacher plus longtemps la situation quasi désespérée aux actionnaires. Des indiscrétions de presse, transmises par des sociétés concurrentes avaient encore augmenté la panique. Cette maison de crédit, récemment et fastueuse- ment fondée, possédait de nombreux comptoirs en Angleterre, au Canada, en Espagne, en Amérique, et chacun de ceux-ci avait attiré, sur la foi d'une immense publicité, un nombre considérable de déposants. Le bruit courait que plusieurs politiciens, dont deux anciens ministres, étaient compromis dans l'affaire. Il en est de ces établissements finan- ciers, dont le nombre s'est considérablement accru depuis la guerre, comme de ces champignons fores- tiers, qui atteignent, en une nuit, une taille excep- tionnelle, puis pourrissent et s'effondrent dans l'humus en quelques heures. Quelqu'un a dit que le temps ne respectait pas les œuvres auxquelles il n'a point collaboré. Rien n'est instable comme ces châ- teaux de papier monnaie, tôt édifiés, tôt écroulés.
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Déjà terriblement éprouvés par la mort de leur fils Louis, tué en Argonne au moment de la retraite allemande, les parents d'Emilienne, devant cette catastrophe imprévue, n'offraient pas plus de résis- tance que deux enfants. Leur fille, qui les adorait et ménageait leurs santés ébranlées, leur avait caché la sinistre vérité tant qu'elle avait pu, aidée dans son pieux mensonge, par Jean et leur servante dévouée Félicie. Mais elle ne pouvait ni les soustraire aux bavardages de leurs amis', avides du drame et dési- reux de les plaindre, ni leur arracher des mains les journaux, qui se repaissaient de cette déconfi- ture. La période où il se faisait remplacer, à la clinique de la Charité, par un confrère plus jeune, enlevait au D'' Viorne cette distraction profession- nelle qui est, pour les laborieux, le grand soutien contre les traverses et les duretés de la vie. Il demeu- rait de longues heures dans son cabinet à méditer, la tête entre ses mains, sa grosse tète pleine de découvertes et de réflexions de bon sens, se deman- dant comment il s'était laissé embarquer, par un frère excellent mais trop Imaginatif, comme tous les financiers, dans cette désastreuse affaire de la Banque des Intérêts Mondiaux. Le désir de consti- tuer à Emilienne une jolie dot, qui lui permît de faire le mariage de son choix y avait été pour beau- coup. Depuis la mort de Louis, elle était leur unique fierté, leur seul espoir. Couchant dans la chambre con ligue à la leur, elle les entendait, la nuit, dans leur lit, car ils ne dormaient plus depuis une semaine, qui agitaient cette tragique question, la retournaient sous tous ses lugubres aspects, fai-
UNE AMIE DE PENSION 121
saient et refaisaient leurs comptes, passaient en revue les confrères riches, ou soi-disant tels, aux- quels ils pourraient, le cas échéant, avoir recours. Tels deux voyageurs, perdus au milieu ,'de mille dangers et entourés de cannibales, supputent entre eux les chances qui leur restent de ne pas être immédiatement dévorés.
La jeune fille n'y tint plus. Elle dit à Jean OranofT, qui participait passionnément à ses angoisses, et venait aux nouvelles chaque jour : « Retournons cet après-midi rue d'Aumale. Peut-être apprendrons- nous quelque chose de décisif. C'est cette incertitude qui tue mes parents. » Car les feuilles laissaient entendre maintenant, qu'il suffirait de quelques millions pour renflouer le fond de réserve et empê- cher que la maison de crédit ne dût déposer son bilan. Mais qui donc, dans la pénurie des afl'aires, disposait de quelques millions?
Quand les jeunes gens arrivèrent au siège de la Banque des Intérêts Mondiaux, ils assistèrent à un spectacle qui ne leur permit plus de doute de la réa- lité du désastre. La foule encombrait la rue d'Au- male et refluait jusque dans les rues Saint-Georges et Taitbout, qui descendent là en pente as^ez raide. Il y avait de tout parmi ces gogos, qui s'étaient laissé prendre, comme le professeur Viorne, aux boniments de parents et d'amis déjà engagés dans l'affaire, aux alléchants prospectus, aux réclames des journaux, aux vingt-cinq pour cent d'intérêts annuels. Les petits employés, à la mine sombre, dominaient, ainsi que les domestiques de bonne maison, reconnaissables à leurs visages rasés. Un
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chauffeur d'automobile, venu là avec sa voiture, montrait le poing, tempêtait, déclarait qu'il se fai- sait bolcheviste, qu'il allait désormais s'adonner à la destruction du genre humain. Un monsieur à barbe blanche pérorait, s'engageait dans un discours incompréhensible, qui s'achevait au milieu des sifflets et des blagues des loustics. Il donnait l'im- pression de l'égarement, de la folie au début. Des femmes en grand deuil, des veuves de guerre sans doute, gémissaient, se tordaient les bras, suppliaient qu'on les laissât passer, s'assurer de leur ruine défi- nitive. Il y avait des pères de famille désespérés, tenant par la main de jeunes enfants effrayés, une commère de la Halle en costume de travail, quelques Anglais et Américains. De groupe en groupe, le carnet à la main, couraient les inévitables reporters, harcelant de questions tous ces naufragés, furieux devant la carcasse de leur bateau. JeanetEmilienne, se laissant porter par les remous, arrivèrent ainsi devant la haute maison grise, où flamboyaient tou- jours les alléchantes plaques indicatrices. Ils distin- guaient, derrière les rideaux, des physionomies inquiètes de dactylos et de garçons de bureau. Deux sergents de ville, crètés sur la consigne, barraient aux protestataires la porte à peine entrebâillée.
Jean essaya de parlementer, expliqua qu'il venait de loin, qu'il avait de gros intérêts dans la maison, qu'il était secrétaire d'un député influent, ami du directeur M. Cometais. Ce nom, qu'il croyaitmagique, amena sur les lèvres du gardien de l'ordre un énig- matique sourire, que l'étudiant se garda d'inter- préter. Mais Emilienne, plus persuasive, et aussi, à
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cause de son émouvante beauté, réussit là où il échouait. Elle expliqua aux deux agents que son vieux père avait placé là, par patriotisme, toutes ses économies, qu'il était ruiné, qu'elle avait eu un frère tué par les Boches. Sa douce voix, aux inflexions irrésistibles, fit le reste : « Allons, passez, mais passez vite ! Autrement vous nous feriez écraser ». Une minute plus tard, ils étaient dans la place et montaient, tous deux, Tescalier qui leur semblait à la fois sordide et solennel.
Au premier étage, la porte de la banque était ouverte, comme pour une mort, ou un déménage- ment. Dans Fantichambre, passaient et repassaient des gens de justice, à tête de croque-morts, portant des dossiers ficelés en hâte. On venait de perquisi- tionner. Plus décidée que son compagnon, qui se demandait ce qu'il faisait là, Emilienne avisa un garçon de bureau, p- u rébarbatif, encore vêtu de la trop belle livrée aux armes de la maison : une mappemonde, avec la devise en avant... « Je suis la nièce de feu M. Viorne, président du Conseil d'admi- nistration.
— Ah! parfaitement, mademoiselle. Pauvre M. Viorne 1 II est mort à temps pour ne pas voir cal
— Dites-moi, monsieur, le directeur M. Cometais est-il là?
A ce nom, le brave homme donna tous les signes de la stupeur, mêlée à l'indignation : « M. Cometais'.... Vous ne savez donc pas, mademoiselle?... M. Come- tais, non, mais quelle crapule! Qui aurait pu croire! C'est malheureux, tout de même, une chose pareille I... »
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Jean, qui s'était rapproché, devina : « Il est parti en emportant la grenouille, hein ? »
— Un million, mon pauvre monsieur, le dernier million !
Emilienne était devenue toute pâle, ce qui ajoutait au charme de ses yeux mauves et de ses cheveux dorés. Elle se laissa tomber, plutôt qu'elle ne s'assit, dans un des larges et pnofonds fauteuils de cuir américains, comme il y en a maintenant dans toutes les administrations, et qui respirent à la fois l'opulence et la faillite, avec une petite planche latérale, apte au cocktail comme au revolver. Eh bien, il était gentil son flirt, le vénérable M. Cometais, toujours plein de si bons conseils 1 Le garçon de bureau racontait l'épisode, avec cette joie spéciale et bavarde qu'ont les gens du peuple à détailler les nouvelles désastreuses : « Avant-hier « encore, il était venu à son bureau, le salop 1 Même « qu'il m'avait attrapé, rapport aux persiennes que « j'avais oublié de fermer sur ce midi. A le voir « brusque et désagréable comme à l'ordinaire, on « ne se serait douté de rien. « Gaston, qu'il me « dit, fai laissé une valise dans mon automobile. « Veuillez me la monter ici. » Naturellement, j'ai fait « ce qu'il me demandait. Oui, monsieur et madame, « fallait-il qu'il en eût de la malice ! C'est dans « cette valise qu'il a emporté notre dernier million u de titres qui restait en caisse, et quand ces mes- « sieurs du Parquet sont venus hier, ils n'ont pu que « constater le vide... la fille de Tair... »
— Sait-on où il s'est enfui ?
-— En Belgique naturellement, c'est toujours là
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qu'ils vont, quand ça n'est pas en Suisse, rapport à la facilité d'écouler les valeurs.
— 11 s'est peut-être suicidé ? — ajouta Emilienne qui avait peine à croire à tant d'ignominie.
Mais Gaston éclata d'un rire amer : « Se suicider, « lui, vous ne voudriez pas, ma pauvre dame ! Il « restera là-bas, à faire la fête et de nouvelles « dupes et ensuite, quand tout sera oublié, il « reviendra en France et il se fera nommer député « ou sénateur (puis sans transition). Moi qui vous « parle, moi, eh bien, j'en suis pour cinq mille M francs, toutes mes économies, que ces bandits, le « père Cometais en tête, m'ont conseillé de leur « confier. « Cest de tout repos, mon vieux Gaston, « cest un placement de père de famille. » 11 est « chouette, n'est-ce pas, le placement de père de « famille ! »
Emilienne, toujours effondrée, plaignait l'infor- tuné serviteur. Jean songeait, à part lui, que M. Cometais avait justifié sa physionomie et son allure de forban cossu. Par les fenêtres entr'ouvertes, à cause de la température, arrivaient les murmures, les plaisanteries, de temps en temps les clameurs de la foule des bonnes poires pelées.
— Gaston, — fit une charmante dactylo, vêtue de clair et qui arriva en trombe, — ah pardon, monsieur et madame, est-ce vous, Gaston, qui avez le mot de la combinaison du trois ?
— Non, et d'ailleurs je m'en fous. Mes cinq mille francs ne sont pas dedans.
11 expliqua que le « trois » était un des six coffre- forts de la maison, que se faisaient ouvrir les poli-
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ciers. Puis, avec une versatilité de jugement remar- quable, il commença l'éloge des capacités financières de ce même Cometais, qu'il injuriait la minute auparavant, et qui, à l'entendre, aurait rendu des points à Rothschild lui-même. Jean et Emilienne en avaient assez. Ils prirent congé, redescendirent l'escalier fatal, passèrent devant la loge, oti la concierge se régalait de l'événement, avec les domes- tiques des autres locataires. La fuite de M. Cometais faisait le sujet de l'hypocrite lamento, et l'on émet- tait l'avis qu'il méritait d'être pendu, Mais un grand valet de chambre conclut, goguenard et à la coule : « Il n'était qu'officier de la Légion d'Honneur. Il sera commandeur Tannée prochaine. »
— Nous sommes perdus, — dit Emilienne à son compagnon, quand ils furent hors du cercle hurlant et suant des damnés. — A moins que je ne trouve un moyen de sortir de là.
Jean, plus épris d'elle que jamais, calculait men talement le chiffre des économies qu'il possédait et qu'il croyait lui venir de l'héritage paternel : une centaine de raille francs, disait sa mère. Il ouvrait la bouche pour proposer cet argent à la jeune fille, en même temps qu'il lui demanderait de l'épouser. Puis il craignit de l'humilier, ou d'avoir l'air de spéculer sentimentalement sur son infortune, pour obtenir d'elle un consentement précipité au mariage. La pensée de recourir, en cas d'urgence, à Tancrède d'AUaume, si les Viorne étaient décidément réduits à la misère, se présenta aussi à son esprit, en raison de sa toute récente générosité. Si le gentilhomme donnait immédiatement mille francs à un carabin,
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victime du jeu, que ne donnerait-il à un vieux savant, victime de sa confiance dans une banque ! Il y avait encore la tante Hévin, la tante Jeanne, dont il était l'unique héritier, et qui possédait de sérieuses économies.
Pendant qu'il se préoccupait ainsi de venir en aide à son maître, au lieu d'avouer, carrément et immédiatement, son immense amour à sa compagne, la jeune fille, marchant auprès du timide garçon, réfléchissait de son côté. Les modestes appointe- ments que le professeur Viorne recevait de la Faculté étaient immédiatement remployés dans une assurance sur la vie, que la moindre interruption annihilerait. C'était là maintenant leur seule res- source. Sauf les dentelles de prix et quelques bijoux sans valeur, l'héritage de l'oncle Viorne était allé à d'autres. Le frère Louis, avant de partir pour la guerre, avait contracté une dette mystérieuse (histoire de femme sans doute, car il était assez noceur) dont les parents s'acquittaient péniblement, à l'aide de versements annuels. D'autre part, le loyer de la rue SoufÛot venait d'être augmenté, dans de fortes proportions. Il fallait donc trouver illico une grosse somme, permettant de régler le passif courant et aussi de voir venir. L'emprunter ? A qui et à quel titre ? Emilienne avait entendu parler des usuriers, auxquels son frère avait parfois recours. C'étaient des individus de sac et de corde, qui la dépouilleraient férocement, et contre lesquels elle n'aurait aucune défense. Elle remarquait depuis quelque temps, depuis qu'il était question du krach de la banque, les plaintes calculées de leurs amis
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riches sur la dureté des temps ; sans doute paraient-ils ainsi, par avance, à la demande éven- tuelle d'un service d'argent. Une affreuse confusion s'emparait d'elle, à la seule pensée d'un refus pos- sible de tel ou tel. Solliciter des inconnus lui sem- blait encore moins odieux et intolérable que de s'adresser à l'égoïsme, vite rebiffé, de ceux qu'en- globe ce terme vague et bourgeois : les relations. Elle se répétait le vers si sage de La Fontaine :
« Ne t'attends qu'à toi seuL Cest un commun proverbe. »
Quant à Jean Oranoff, la jeune fille, devinant les sentiments qu'elle lui inspirait et n'étant pas loin de les partager, bien qu'avec moins de certitude, eût préféré se jeter à l'eau, telle une petite modiste abandonnée, plutôt que de s'adresser à lui, ou d'accepter de lui une aide quelconque. Du reste, s'il donnait l'impression d'être à son aise et confor- tablement rente, il n'avait sans doute point la dispo- nibilité de sa fortune. C'est ainsi que l'un et l'autre, pour des motifs différents, fuyaient une explication, puis une solution assez simple et qui eût, peut-être, été pour eux le commencement du bonheur. Une erreur fréquente des âmes fières consiste à éluder ou à ne pas traiter à fond, quand elles se rapprochent et s'embrasent, ces dures et blessantes questions d'argent, qui s'imposent cependant aux humains, amoureux ou non, et, négligées, s'enveniment, puis corrompent la volupté avec la confiance. Il suffirait parfois d'un mot, dans cet ordre, pour prévenir un malentendu, une équivoque et un malheur. Les deux jeunes gens se séparèrent, en gardant chacun
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sa pensée, son demi-regret, sa préoccupation et quelque contrainte. Mais le trouble où il voyait cette fille passionnée la rendait à Jean plus précieuse encore. Après l'avoir quittée, il revint deux ou trois fois sur ses pas, méditant un éloquent aveu, ces phrases irrésistibles qui vont droit au cœur convoité, imaginant les objections qui lui seraient faites et qu'il repousserait victorieusement. Rentré chez lui, mécontent de ses hésitations, incapable de les vaincre, il se mit à son balcon et attacha les yeux sur ces fenêtres, derrière lesquelles se désolait sans doute, la délicieuse créature, pour laquelle il eût volontiers donné sa vie. Une voix intérieure lui conseillait d'agir. Une autre, plus forte, de s'abstenir. Finalement, ce mauvais génie, qui préside aux tiraillements héréditaires, costumés en réflexions approfondies, lui fit reporter la difficulté au lende- main. Comme si, dans les crises de chance ou de malchance, de dis ou ne dis pas^ de fais ou ne fais pas, ce qui n'est pas instantané n'était pas invaria- blement sous ce signe : trop tard.
Emilienne, une fois chez elle, trouva ses parents plongés dans la désolation. Un télégramme de la banque leur annonçait la fuite du misérable Come- tais. Seul un miracle pouvait, désormais, sauver la situation. Les deux époux pleuraient assis, se tenant la main, comme des condamnés. Le docteur semblait vieilli de dix ans. Les larmes coulaient sur ses joues, puis dans sa barbe déjà blanche, et les quelques phrases qu'il prononçait indiquaient l'affaissement de son énergie. Pendant toute sa carrière, il avait étudié les réactions du physique et
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du moral, préconisé l'effort constant et la résistance aux coups du sort. On citait de lui des axiomes célèbres, d'un stoïcisme éclatant, comme la cassure polie, aux arêtes sombres, d'une maxime de La Rochefoucauld. Cependant cette science réelle ne lui était d'aucun secours et le laissait dénué, devant l'épreuve, comme un ignorant ou un gosse. Il se demandait, il demandait à la Providence (car il ne partageait pas l'abrutissant matérialisme de la plu- part de ses confrères) pourquoi le destin s'acharnait précisément sur les êtres de devoir et de long honneur, sur les familles unies dans la piété. Sa femme s'associait à ce lamento, l'accompagnant de soupirs, et le délayant de considérations plus terre à terre, qui concernaient le besoin d'argent immé- diat. C'était le « comment allons-nous faire pour ...» après le « il nous sera impossible de nous en tirer... »
— Mais voyons, maman, — dit Emilienne, qui refoulait héroïquement son émotion, — nous ne sommes pas encore sur le pavé. Papa a des éditeurs, auxquels il a fait gagner de l'argent... 11 peut con- clure un nouveau traité... La Faculté peut lui consentir une avance.
Ce fut le professeur qui répondit, croisant les mains, dans l'attitude de la supplication : « Ma « pauvre petite, la Faculté ne fait pas d'avances. « Elle a déjà du mal à joindre les deux bouts. Quant « à publier, en ce moment, quoi que ce soit, les « éditeurs d'ouvrages scientifiques n'y songent pas. « Mes travaux sont contestés par mes devanciers, « dont je combats les thèses défraîchies; et ils ne
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M sont pas encore acceptés par la nouvelle généra- « tion, qui redoute la rancune des vieux maîtres. « Cela me fait une situation difficile et qui ne « s'éclaircira qu'à ma mort. »
— Charmante perspective ! Vous ne passez plus une journée, ni un repas, sans nous entretenir de votre mort, père chéri. Ce n'est tout de même pas raisonnable.
— Ne crois-tu pas que je préférerais la paix du tombeau aux ennuis et aux humiliations qui mena- cent désormais ma vieillesse?
— Vous n'êtes pour rien dans la faillite de la banque, tout de même ! Il serait un peu fort que les victimes fussent traitées en coupables !
— Laisse, mon enfant, — intervint doucement ^me Viorne, — ton père se rend mieux compte des choses que toi. Ah, mon pauvre cher mari, que ne sommes-nous partis, l'un et Tautre, avant cette maudite guerre et ces affreux événements ! Tout croule, à cette heure, vois-tu, tout croule !
— Eh bien, voilà qui est encore gentil pour votre petite fille! Qu'aurais-je fait, que ferais-je toute seule ici-bas, sans vous?
En prononçant ces paroles à lisière de sanglot, d'une voix harmonieuse et comme brisée, Ja jeune fille se mit à genoux, entoura de ses bras, les rap- prochant encore, papa et maman. Ils se trouvaient ainsi groupés tous trois dans la douleur, comme des voyageurs sous l'orage, et les battements précipités du jeune cœur passionné d'Emilienne frappiuent l'oreille exercée du professeur, ainsi que le tocsin de la maison. Toujours il avait redouté l'adversité.
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l'ayant connue au foyer paternel, où elle s'était acharnée sur son père, Fingénieur Viorne. Jeune, il avait travaillé d'arrache-pied, afin de l'exorciser et il avait eu la joie de faire aux siens une fin tran- quille, à l'abri du besoin. Voilà maintenant qu'au 'erme d'une carrière plus laborieuse que glorieuse l retrouvait la maigre déesse irritée, qui a, comme attributs, une bourse vide, une huche sans pain, un vêtement en loques. En vérité, c'était injuste et la palpitation accélérée du cœur généreux de sa fille achevait de décourager le pauvre homme. Il regar- dait autour de lui, cherchant parmi les tableaux accrochés au mur (mais ils étaient conventionnels et d'une mauvaise époque) ceux susceptibles de faire de l'argent. Sa femme devina sa préoccupation : a Nous vendrons le petit Roybet », dit-elle.
C'était un soudard, dans une buffleterie jaune, lequel buvait un verre en levant le coude et tenait en laisse un chien |acajou. Les visiteurs compétents s'accordaient à reconnaître que cette toile avait beaucoup de valeur. Elle n'en avait d'ailleurs aucune, Emilienne le savait; mais elle se rappela tout à coup les belles dentelles de l'oncle Viorne, et, en même temps, le nom d'une amie de pension, Denise Gantois, nièce elle-même d'un richissime banquier. Il n'y avait pas à hésiter. Elle s'enquer- rait de l'adresse de Denise, elle irait la trouver et lui proposerait ces points de Chantilly, ces « blondes », ces merveilles dont elle ne s'était encore jamais servi et. qui, disait-on, représentaient une petite fortune. Une difficulté cependant; on était au mois d'août, et Denise, qui avait les moyens de suivre la
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mode, était sans doute au bord de la mer. Il fallait d'abord retrouver son adresse, ensuite lui télé- phoner.
Comme dans toutes les circonstances graves, la jeune fille confia son projet à Félicie, dont elle appréciait le rude bon sens : u Papa et maman, dit « la servante (elle appelait ainsi ses maîtres) ne « devront savoir la chose qu'une fois faite. A quoi « bon des dentelles, si on ne peut pas payer le pro- M priétaire? Et puis, vous êtes bien trop jolie pour a avoir besoin de dentelles. Demandez plutôt à « M. Jean s'il vous préfère avec ou sans point de « Chantilly... »
— Oh! il ne pense guère à moi, ce brave JeanI Ce qui l'attire ici, c'est la médecine et c'est papa.
Félicie, là-dessus, croisa ses grosses mains cre- vassées par le feu du fourneau et l'eau de la lessive, puis, avec un bon rire : « Allons donc, il est amou- « reux de vous à en étouffer, que je vous dis. Tout le « monde s'en aperçoit, même la concierge, qui « cependant n'est pas bien maligne, et il n'y a que « vous qui ne vous en doutiez point. Mais pourquoi « qu'il ne se déclare pas, le cher jeune homme? Ce « serait le moment de se déclarer. »
— 11 n'est pas question de cela, — interrompit Émilienne, que cette conversation gênait, — où as-tu fourré l'annuaire téléphonique ?
Elle chercha et trouva le numéro de Denise Gan- tois; mais elle réfléchit qu'il valait mieux que la communication eût lieu en dehors de ses parents, et elle alla la demander au bureau de poste du Sénat. Denise étkit chez elle, manifesta une grande joie eu
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reconnaissant la voix mélodieuse de sa camarade de pension, à qui elle avait servi de « petite mère », et lui donna rendez-vous pour le lendemain, quatre heures après midi, chez elle, rue Jouffroy Or, le démon, qui appâtait les humains dans le songe éveillé de Mariette Sauveterre, voulut que précisé- ment à cette heure-là, le lendemain, Olivier Gantois, venant du Val-Gris, fût de passage chez sa nièce. Il avait fait, depuis un mois, d'excellentes affaires et il se voyait, avant peu, doublant, puis triplant, le chiffre de son immense fortune. Ces apports d'argent éveillaient en lui un appétit sensuel presque patho- logique, auquel Mariette ne suffisait plus, accom- pagné d'un besoin sentimental, comme dans les comédies larmoyantes. Il aurait souhaité une mai- tresse toute jeune, vierge, se donnant à lui avec honte, et cependant avec passion, pour laquelle il eût représenté une sorte de secours providentiel. Il la lui fallait rebelle au début, et cependant recon- naissante, et renonçant, pour lui, à an autre amour. Tel était le scénario de son désir. Quand Denise lui parla de la visite imminente d'Émilienne Viorne, sans la nommer, par discrétion, il eut le sentiment immé- diat que c'était celle-là, et non une autre, qui servi- rait à son plaisir, sans doute parmi quelques tra- verses dramatiques, piments de toute véritable bonne fortune, et dont la perspective ne lui déplaisait pas. 11 demanda à sa nièce de ne partir qu'une fois qu'il aurait vu la visiteuse et entendu le son de sa voix. Ce qui fut accordé.
Émilienne avait sa robe blanche, avec une ceinture d'argent, un chapeau de paille étroit, semé de fleurs
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champêtres, des petits souliers de cuir blanc, où ses pieds semblaient des souris captives. Une légère émotion rosissait son teint lactescent. Son corps, mince aux attaches, plein où il fallait, se devinait sous le tulle et la soie. Elle marchait en frôlant le tapis, avec des jambes de chasseresse, qui l'eussent fait choisir par Diane. Ses yeux, d'un gris bleuté de lin, étaient à la fois railleurs et rêveurs, et présen- taient, en ingénu, quelque ressemblance, chose bizarre, avec ceux de la Sauveterre. Ils se posèrent allègrement sur Denise, qui tendait les bras, avec étonnement sur Gantois, qui tressaillit. Ils sem- blaient dire : « Tiens, il y a un tiers ! »
— Mon oncle, ma chérie, dit Denise, sans pré- senter sa camarade. Elle ajouta souriante : « Mon oncle qui s'en va et que je raccompagne... Assieds- toi là.
— Adorable I — tel fut le mot du financier, ému et rouge, en passant la porte; tel fut le jugement que recueillit Alberte aux aguets.
Après le rappel des souvenirs communs, Émi- lienne, posément, simplement, avec une entière franchise, exposa à sa « petite mère » la situation fâcheuse de ses parents, en raison du krach de la Banque des Intérêts Mondiaux^ et son projet de vendre ses dentelles : « J'ai pensé à toi, parce que « tu passes pour riche, indépendante, et aimant les « jolies choses. Des experts m'ont affirmé que ce « lot, qui me vient de mon oncle Viorne, était « unique. Je n'ai pas apporté de spécimen. Je vou- « lais savoir auparavant si, en principe, la chose « t'apparaissait comme possible. Tu peux imaginer
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« que cette démarche me coûte beaucoup. Quoi que « tu décides, je te demande, bien entendu, le secret « le plus absolu. Si on nous savait dans la misère, « il n'y aurait plus aucun espoir de tirer une somme « importante de cette collection. »
Denise était comme toutes les personnes richeF, qui ont un train de vie proportionné à leurs revenus. Elle n'avait pas à sa disposition une somme d'argent importante. En cas de nécessité, elle s'adressait préci- sément à son oncle, qu'elle remboursait ensuite par fractions et qui, lui, possédait des capitaux de roule- ment. Le cas d'Émilienne la touchait. Elle-même avait beaucoup aimé ses parents et savait ce qu'est l'esprit de famille. Elle réfléchit un instant, puis répondit, prenant dans sa main celle de la visiteuse : « Je ne puis, immédiatement, te donner une réponse, « ni te fixer une somme, même approximative. Si « j'avais- des économies... Je n'ai malheureusement « pas d'économies et mon homme d'affaires, le « sévère papa Chemaussan, me tient très serrée... « Je vais y penser. Nous trouverons quelqu'un, ou u nous pourrons organiser entre amies, une pelite « tontine qui achètera ton lot, nous cotiser... Bref, « cela s'arrangera toujours. »
— - Que tu es bonne I Je me fais tant de bile avec mes pauvres parents I Et ils se font tant de bile de leur côté. Tu imagines ce que cela réprésente, à l'âge de père : la ruine totale.
— Tiens, fit Denise, qui suivait son idée, mon oncle le banquier, qui était là tout à l'heure, et qui regorge d'argent liquide, d'argent frais, comme il dit, peut très bien se laisser tenter pour une de ses
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bonnes amies, et acheter tout le paquet de tes den- telles, en t'en payant un prix royal. Il m'a semblé qu'il te regardait avec sympathie. C'est un très brave homme...
— Ne me nomme à lui que s'il veut l'opération, et encore, à la dernière extrémité. Je me méfie de l'indiscrétion des gens de Bourse...
— C'est entendu... Je connais aussi un gentil- homme, de très vieille maison, très riche..., mais il doit posséder, lui, des dentelles de famille... sur- tout, surtout — ici Denise baissa la voix, comme pour une confidence importante — j'ai comme amie très intime une femme d'une infinie bonté, et d'une intelligence extraordinaire, qui aous sera d'un pré- cieux secours. Elle possède sa société parisienne sur le bout du doigt...
— Comment l'appelles-tu?
— Je te le dirai plus tard, cachottière avec qui je serai cachottière aussi. Son prénom est Mariette et je ne l'appelle que Mariette. C'est une vraie fée. Elle peut ce qu'elle veut, et elle voudra, j'en suis sûre, te venir en aide. Vous vous rencontrerez ici.
Émilienne hésitait à mettre quelqu'un de plus dans la confidence. Mais son amie insista tellement, lui- fit de Mariette un portrait si flatteur et si alléchant à la fois, qu'elle finit par se laisser convaincre. Cette personne extraordinaire habitait Tété à la campagne, — [Denise ne dit pas que c'était chez Gantois]. — Il fallait d'abord la convoquer, ensuite qu'elle fut libre. Bref, rendez-vous fut pris pour six jours plus tard, même heure. Mais, d'ici-là, Émilienne ne devait avoir aucun scrupule à tenter la chance d'un autre côlé.
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— Hélas, — répondit-elle à cet encouragement assez égoïste, — il n'y a aucun autre côté. Nous vi- vons dans des jours où l'argent se cache et où les gens, même fortunés, pensent plutôt à vendre qu'à acheter.
— Le paradis des brocanteurs et des bandes noires.
Denise voulait prouver à sa camarade qu'elle était demeurée une intellectuelle, capable de juger son temps et les hommes. Elle ajouta, sur le ton du con- seil le plus affectueux : « La vraie façon de tirer tes parents d'affaire, charmante et conquérante comme tu es là, c'est de faire un beau mariage. Il ne manque pas de nouveaux riches ou d'Américains, qui s raient heureux d'épouser la fille du professeur Viorne... A moins que ton cœur ne soit déjà pris.
— J'y ai songé, fit Émilienne. Celui pour qui j'ai quelque inclination n'a pas Tair de penser à moi. Timidité ou indifférence? Je serais prête à sacrifier ce sentiment unilatéral, si, en ce moment, un richard supportable se présentait. Car je ferais n'importe quoi, tu m'entends, pour arracher papa et maman à l'étreinte de la misère, qui les tuerait. Mais on ne fait pas sortir un mari archi-millionnaire du sol, ni du mur..., sauf quand on est M""* Mariette.
Denise, évoquant, à part soi, le cas de Tancrède d'AUaume, pensait que ce prodige n'avait rien d'impossible. La difficulté, pour Émilienne, était la breveté du délai dans lequel elle avait besoin d'une forte somme. La fièvre de la jeune fille, son inquié- tude, son insistance même, étaient telles que la nièce d'Olivier Gantois se demanda un moment si elle
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n'était pas, en effet, capable de faire une grosse sot- tise, pour avoir l'argent. Puis elle chassa cette sup- position gratuite et calomnieuse. La pruderie de la petite Viorne était célèbre à la pension, et on ne lui connaissait pas de flirt. Après quelques minutes de causerie franche, et redevenue rieuse, les deux amies se séparèrent.
Gantois ne perdit pas de temps. Le soir même, de retour à son château, il prit à part sa maîtresse, qui venait d'achever une partie de tennis avec un énorme juif, directeur d'une banque interlope, et tenait encore sa raquette à la main, avec un reste d'essoufflement dans sa jolie gorge de favorite : « Écoute, je vais te proposer une affaire, très sérieuse. Tu as besoin d'argent en ce moment, n'est-ce pas, pour ton fils, ou pour autre chose? Je vois ça, dans tes yeux, depuis dix jours.
— Hum, dix jours... Il y a un bon mois, et même davantage, répliqua cyniquement l'entremeUeuse :
— Soit! Eh bien, j'ai rencontré, aujourd'hui, chez ma nièce, une jeune fille dont j'ai une envie irré- sistible...
— Ah diable ! Il faut soigner cela. Ça peut, à ton âge, devenir dangereux.
— C'est bien mon avis. Cette jeune fille, elle aussi, semble avoir besoin d'argent. Pour quel motif, je l'ignore; mais tu le sauras en interrogeant Denise, qui ne te cache rien.
— Erreur ! Je n'ai pas sur Denise l'ascendant que tu imagines, d'après les racontars d'Alberte. C'est une petite personne très entêtée, très personnelle.
— Admettons. Toujours est-il qu'il y a soixante
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mille francs pour toi, le jour où je couche avec cette jeune fille, foi de Gantois.
Les regards de la Sauveterre prirent, à ces mots, leur éclat surprenant. Elle répondit de son ton uni, plat, comme détaché d'elle-même, effrayant : « Laisse-moi tendre mes filets et, quand la pi- « geonne sera prise, tu l'accommoderas, espèce « d'ogre, à ta fantaisie. Mais, tu sais, il se peut que « ça tarde et que, d'ici là, ton désir tombe. En ce « cas...
— En ce cas, tu aurais tout de même tes soixante mille francs. Je ne fais pas travailler le monde pour rien.
Le lendemain de cette conversation, Mariette arri- vait rue Jouffroy et surprenait Denise dans son bain.
— Justement, ma belle Mariette, j'allais vous écrire. J'ai reçu la visite d'une charmante amie de pension, de la fille d'un médecin célèbre, mais sans clientèle, dont les parents traversent, financièrement parlant, une mauvaise passe... Oui, ils avaient toutes leurs économies dans la Banque des Intérêts MGri" diaux.
— Ah diable! celle dont parlait Gantois...
— Celle-là même. Donc Emilienne Viorne, — mon amie s'appelle ainsi, gardez le nom pour vous, — voudrait vendre tout de suite un lot de magnifiques dentelles, qui lui viennent d'un héritage. Je n'ai pas la somme suffisante, mais j'ai pensé que vous pour- riez m'aider à trouver des amateurs.
— Rien de plus facile, — répondit la Sauveterre, songeant que sa besogne était ainsi simplifiée, — votre oncle roule sur l'or en ce moment.
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Mais, en même temps, avec sa rapidité d'esprit habituelle, elle envisageait une solution plus com- plète : le renflouage de la banque, que Gantois avait déclaré devoir être une bonne affaire, par un verse- ment de cinq millions. Ainsi s'assurerait-il, par les apparences illusoires d'un énorme sacrifice, la re- connaissance totale de la jeune fille qu'il convoitait.
— Oncle roule sur l'or, mais il tient à son or, et je ne me charge pas de la commission..., reprit la déli- cieuse naïade, mettant avec nonchalance, hors du bain laiteux, un bras frais, à odeur de violette, que suivit un sein ferme et gras.
D'un geste affectueux, Mariette appuya sa tête charmante sur ce doux coussinet : « Vous allez vous mouiller, ma chérie.
— Je m'en fiche pas mal. Qui voudrait bien être à ma place, s'il me voyait? C'est Tancrède d'Allaume. Ot en êtes- vous avec lui?
Car une chasse ne lui faisait pas oublier l'autre et elle savait que la fantasque nièce de Gantois tenait la dragée haute au dramaturge. Cette affaire, dont les préliminaires avaient marché rondement, traînait et tournait à la Cour d'Amour platonique.
— J'en suis, avec votre ancien flirt, m^a chère, au point que nous ne savons plus, ni l'un ni l'autre, comment cela finira. Bien entendu, c'est du mariage qu'il est question. Mais il voudrait obtenir tout de suite, étant ardent et réaliste, le privilège qui n'ap- partient qu'aux justes noces. J'ai failli céder. Je me suis reprise. Il a insisté. J'ai encore flanché jusqu'à l'extrême lisière de l'irréparable; puis, d'un tour de rein, c'est le cas de le dire, je me suis redressée... et
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me voilà, saine et sauve, dans mon bain virginal. Cette résistance, accompagnée de vues matrimo- niales, reculait, dans le lointain, le versement pro- mis par Tancrède à Mariette, et qui eût bien fait dans le paysage. La Sauveterre exprima négligem- ment cette idée que l'impatient gentilhomme était capable, dans sa déception, de tout planter là. A cette hypothèse, énoncée froidement, la baigneuse eut un rapide frémissement du regard, qui prouvait son attachement à cette aventure. Elle était fière d'avoir lié à son char un grand écrivain, et elle crai- gnait qu'il ne se détachât par dépit.
— Vous croyez, mon amie, que c'est possible? Après tous nos serments d'amour, il me ferait cela?
— Vous êtes jeune, Denise. Les serments, quand les choses tournent mal, sont la parure de l'évasion sentimentale. Ce qui est dur, c^est l'évasion sensuelle, celle qui suit la possession.
Ce jalon d'inquiétude posé, la rouée n'insista point. On revint à l'histoire d'Emilienne et au rendez-vous, qui fut pris en vue du troc des dentelles, pour le mercredi suivant. Mariette avait son plan, hardi mais sîir. Arrivée la première ce jour-là, elle l'ex- posa, dans sa partie avouable, à Denise, qui l'accepta. Emu par le dévouement de la jeune fille, Gantois proposait beaucoup mieux que l'achat d'un lot de Valenciennes, auquel il ne s'intéressait pas : le sau- vetage immédiat des Intérêts Mondiaux. Il y mettait, comme seule condition, une entrevue avec Emi- lienne, — dont le caractère l'intriguait, — laquelle aurait lieu sans témoin. Simple fantaisie de psycho- logue... « Pour l'énoncé de cette demande, ajouta
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« négligemment la Sauveterre, je vous demanderai, « ma chérie, de me laisser en tête-à-têle avec cette « demoiselle. Votre parenté avec le donateur ris- « querait de gêner mes explications. »
— Aïe, pourvu que mon oncle ne tombe pas r moureux de ma camarade de pension et n'aille pas lemander sa main! Que deviendrait, alors, mon héritage?
Ainsi plaisantait la candide Denise, sans remar- quer la fébrilité contenue de Mariette, dont elle con- naissait pourtant le don redoutable.
CHAPITRE VI LE SACRIFICE O'ÉMILÎENNE
Les sentiments extrêmes et, notamment, héroï- ques, projettent une ombre sur les sentiments moyens, dont la trame de la vie est faite. Ils inclinent ainsi ceux qui s'y adonnent à l'inattention partielle, — sauf pour leur objet, — et à la candeur. Emi- lienne Viorne poussait l'amour de ses parents jus- qu'à l'abnégation totale. Quand ils étaient en cause, tout ce qui ne les concernait pas devenait pour elle secondaire, ou à peine distinct, même sa propre per- sonnalité. Elle remplaçait le fils qu'ils avaient perdu. Elle servait de secrétaire à son père, aidait sa mère dans la petite administration de la maison, toujours plus compliquée qu'on ne croit. Elle et Félicie fai- saient ensemble, à l'insu de ces braves gens, des prodiges d'économie, principalement depuis la me- nace que suspendait sur leurs ressources la faillite, considérée comme inévitable, de la Banque des Inté- rêts Mondiaux. Aussi, quand elle arriva chez Denise Gantois, ce mercredi-là, son carton de dentelles rares à la main, Emilienne était-elle dans cet état
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d'hypersensibilité romanesque, qui prédispose aux pires sottises, comme aux actes admirables. Elle marchait sans toucher le sol, sur la pointe de ses souliers blancs. Ses yeux, ardents et doux, brillaient d'une lueur de vitrail. Sa voix, trempée d'eau comme celle d'un oiseau matinal, avait le cristal humide de la reconnaissance ; car l'espérance lui apparaissait. Elle se disait que le monde est rempli d'êtres bons, dévoués et serviables, les uns connus, les autres in- connus, comme cette Mariette Sauveterre, interve- nant dans sa détresse pour l'alléger. En même temps, passait au second plan l'image, cependant chère, de Jean Oranoff, qui, lui, pour le moment, elle le croyait du moins, ne courait aucun risque.
En entrant, guidée par Alberte intriguée, dans le boudoir de Denise Gantois, la jeune fille aperçut, assise auprès de sa « petite mère », à contre-jour, une femme, jeune d'aspect, vêtue avec une élégante modestie, qui tenait, de ses longues mains croisées, une de ses jambes passée sur l'autre. Le regard de cette svelte personne, presque invisible, semblait cependant chargé d'effluves. C'était Mariette Sauve- terre.
La présentation faite, les circonstances discrète- ment rappelées, Emilienne eut quelques paroles de remerciement, auxquelles l'entremetteuse coupa court, tout en observant avec soin celle qui les prononçait. D'emblée, la femme experte jugea la femme qui venait à elle comme vierge, physique- ment et moralement. Il s'agissait d'une petite demoiselle exaltée, susceptible de mouvements ea avant, mais aussi de brusques retraits, fille d'un
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père observateur par profession,